« Grand et monstrueux » : voilà ce qu’écrit Goethe, à la fin de sa vie, de son premier roman, Les Souffrances du jeune Werther. Lorsque paraît le livre en 1774, l’Allemagne est prise d’une fièvre inouïe : on s’habille comme les personnages du roman, on se comporte comme eux et l’on en vient naturellement à imiter Werther : les suicides frappent la jeunesse allemande comme une épidémie. La fièvre werthérienne est telle que le roman est retiré des librairies.
Si l’on s’en tient aux apparences, la conclusion s’impose : il existe des livres qui tuent. De Final Exit à Suicide mode d’emploi, le thème connaîtra une fortune diverse et le réalisateur japonais Hideo Nakata ira même jusqu’à la transposer en 1998 dans son film, The Ring.
Seulement, les choses sont un peu plus complexes que les apparences. Les Souffrances du jeune Werther sont un roman particulier. Tous les ingrédients du succès sont réunis : comme les deux autres best-sellers du XVIIIe siècle (Les Lettres portugaises et La Nouvelle Héloïse), Werther est un roman épistolaire. Il rompt avec la rationalité propre au siècle pour rétablir dans ses droits l’ordre de la sensibilité (Empfindsamkeit) : les lecteurs n’attendaient que ça et Goethe peut expliquer son propre succès en écrivant que « ce petit livre est arrivé au bon moment ». Plus qu’un événement littéraire, Werther devient un phénomène de société : l’Allemagne tout entière ne parle plus que de ce roman, il alimente toutes les conversations, rien d’autre ne semble plus exister que l’amour malheureux de Werther pour Lotte et le suicide du jeune homme.
Goethe n’a pas incité ses lecteurs à se donner la mort. Il a simplement réhabilité le suicide dans le champ des possibles. Il l’a remis au goût du jour (celui des années 1774), en accréditant l’idée que la mort volontaire entrait dans la normalité. Une fois levé le tabou du suicide, rien n’interdit plus à l’individu d’en finir, ni la morale, ni la religion, ni l’ordre juridico-politique. Le suicidaire est désinhibé. Il peut passer à l’acte.
Au début des années 1970, la psychologie sociale a théorisé ce phénomène sous le nom d’effet Werther : la médiatisation d’un suicide entraine, dans les semaines qui suivent, une hausse significative du nombre de suicides. C’est ainsi que le 18 septembre, Jean-François Legrand, président du Conseil général de la Manche, annonçait que six producteurs laitiers de son département s’étaient donnés la mort ces quatre derniers mois. Pas à cause de France Télécom, bien sûr, mais à cause de la crise de la filière laitière. Pas une mode, on vous dit. Une épidémie[1. Employé par Denis Lombard, pdg de France Télécom, le terme « mode » n’est pas si inconvenant que cela. L’effet Werther a les mêmes caractères que la « mode » : il fixe pour le suicidaire ce qu’est la normalité dans une période donnée.].
L’Organisation mondiale de la santé prend, quant à elle, l’effet Werther au sérieux. Son département de santé mentale et toxicomanies publiait ainsi en 2002 des recommandations à destination des médias. La prudence des spécialistes est telle qu’ils prient les journaux de ne pas consacrer leur première page à un suicide, de ne pas publier la lettre laissée par une personne suicidée, de ne pas le réduire à une seule cause, de ne pas parler « d’épidémie de suicides », de ne pas « présenter le suicide comme une méthode employée pour trouver une solution à ses problèmes personnels ». De même, « on ne doit pas rapporter un comportement suicidaire comme une réponse compréhensible aux changements sociaux et culturels ou à une récession ». Enfin, « la glorification des suicidés, présentés comme martyres et comme objets de l’adulation du public, peut suggérer aux personnes sensibles que la société dans laquelle elles vivent rend honneur au comportement suicidaire ».
Visiblement, les recommandations de l’OMS ne sont pas parvenues jusqu’aux oreilles des médias français : si l’on se suicide depuis dix-neuf mois à France Télécom, c’est uniquement parce que le groupe se restructure et que les employés sont gagnés par le stress. Le malaise social ou la mort : il n’y a pas d’autre choix !
Cette semaine, Paris Match s’est même distingué de tous ses autres confrères en consacrant un reportage à la 23e suicidée du groupe, publiant le courriel d’adieu envoyé à son père et établissant une relation de cause à effet entre ses difficultés au bureau et son suicide. Or, cet article laisse entrevoir que cette jeune fille avait, dans la vie, d’autres difficultés que celles qu’elle éprouvait sur son lieu de travail : le deuil de sa mère, l’absence de petit ami, la boulimie. Est-ce que ce sont des souffrances existentielles moindres que le stress lié au travail ? Evidemment que non. Il n’y a jamais une seule cause au suicide.
Il serait, d’ailleurs, assez simpliste de vouloir expliquer par une seule cause des réalités humaines aussi complexes que celles qui poussent un homme à consentir à sa mort. Ce que nous prenons pour des causes ne sont bien souvent que des occasions. En 1930, dans l’introduction aux Causes du suicide, Maurice Halbwachs le résume métaphoriquement : « L’individu que rien ne rattache plus à la vie trouvera, de toute manière, une raison d’en finir : mais ce n’est pas une raison qui explique son suicide. De même, lorsqu’on sort d’une maison qui a plusieurs issues, la porte par laquelle on passe n’est pas la cause de notre sortie. Il fallait d’abord que nous ayons le désir au moins obscur de sortir. Une porte s’est ouverte devant nous, mais, si elle eût été fermée, nous pouvions toujours en ouvrir une autre. »
Ce que Durkheim et, à sa suite, Halbwachs nous ont appris, c’est que le suicide est un produit de la réalité sociale elle-même. En 1897, dans son essai majeur, Le Suicide, Durkheim écrivait que le suicide ne représente pas une somme d’états individuels, mais que « chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires ». Il poursuivait : « Le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration de la société religieuse, de la société domestique ou de la famille, et de la société politique ou de la nation. »
Le nombre de suicides rencontrés parmi les salariés de France Télécom au cours des dix-neuf derniers mois traduit une réalité sociale qui excède le simple cadre de cette entreprise : si l’on considère l’ensemble de la population active française en 2002, le taux de suicide est de 22,8 pour 100 000 (source : Inserm), c’est-à-dire un taux légèrement supérieur à celui constaté à France Télécom. Les plus cyniques statisticiens pourraient en conclure que l’on se suicide moins dans cette entreprise que dans l’ensemble de la société française. Mais cela n’aurait, évidemment, aucun sens[2. Il faudrait que les 100 000 salariés de France Télécom soient un groupe comparable à la population française active. Ainsi le personnel de France Télécom devrait-il présenter un taux de chômage comparable au reste de la population active – ce qui n’est évidemment pas le cas.].
Or, notre représentation collective du suicide, telle qu’elle est aujourd’hui véhiculée par la presse, est diamétralement opposée à l’analyse durkheimienne. Le suicidaire nous est présenté comme un nouveau Socrate, un individu auquel il ne reste plus que la mort comme issue et qui se contraint à avaler lui-même la cigüe. Fini le combat, l’engagement ou la lutte syndicale : suicidez-vous, Folleville !
Et si ça n’était pas vrai ? Et si l’on se suicidait parce que toutes les formes sociales traditionnelles (religion, parti, famille, nation) avaient disparu sans rien nous laisser d’autre que nos malheureux petits boulots ? Et si nos sociétés anonymes ne pouvaient jamais remplacer la société ? Et si le travail ne pouvait jamais remplacer la famille ni la patrie, dans l’ordre des allégeances identitaires ? Ce n’est pas le malaise au sein d’une société qu’il faudrait affronter, mais un malaise dans la civilisation. C’est précisément ce que Maurice Halbwachs redoutait, sans vouloir trop y croire, en 1930 : « Durkheim s’en tient à considérer l’affaiblissement des liens traditionnels qui en même temps, autrefois, enchaînaient et soutenaient les hommes. Telle serait la cause unique de l’accroissement des suicides, où nous reconnaîtrions alors non seulement un mal, mais un mal absolu. Car si ces traditions disparaissent, rien ne les remplace : la société ne gagne rien en échange. Les suicides ne sont pas la raison de quelque avantage. C’est pourquoi il faut pousser un cri d’alarme. Mais si les suicides, au contraire, augmentent surtout parce que la vie sociale se complique, et que les événements singuliers qui exposent au désespoir s’y multiplient, ils sont toujours un mal, mais peut-être un mal relatif. Il y a en effet une complication nécessaire qui est la condition d’une vie sociale plus riche et plus intense. »
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