Il y a 70 ans, Camus préfaçait la publication posthume de Simone Weil L’Enracinement. Entre Barrès et Marc Bloch, en quête de vérité, de justice et d’absolu, Simone Weil est un remède pour nos sociétés en décomposition.
En commandant à Londres, dès 1941, une œuvre à Simone Weil, le général de Gaulle pensait-il aux Déracinés, roman du Lorrain Barrès, paru 48 ans plus tôt ? Cette œuvre a-t-elle influencé celle commandée à Simone Weil, L’Enracinement, dont l’écriture fut interrompue par sa mort précoce en 1943 ? La question semble iconoclaste tant notre présent hâtif nous empêche de voir la profondeur des êtres humains sous leur surface. Barrès eut une influence considérable en son temps, et pas seulement sur le plan stylistique. Sa génération n’était pas faite d’hommes tièdes et retenus, et les replis de leurs âmes portaient les convulsions terribles des violentes tempêtes du siècle écoulé. Barrès avait eu sur les israélites les paroles excessives de son temps dans l’affaire Dreyfus, et il en eut aussi contre Zola en raison d’une conception quasi biologique de la nation, plus proche de celle de Fichte que de celle de Renan. Pourtant, pendant la Première Guerre mondiale, il rendra un hommage sensible aux israélites français (Les diverses familles spirituelles de la France, 1917). Simone Weil fut, elle aussi, animée de passions contradictoires où la portait sa quête fiévreuse de vérité, de justice, d’absolu et d’engagement, qui lui firent parcourir pendant sa brève existence tout l’horizon des possibles politiques et mystiques, de la rupture avec le judaïsme à l’athéisme communiste, de son engagement dans la guerre civile espagnole à son expérience du travail en usine. A-t-elle connu ces « lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse » ? Mais c’est sûrement la guerre, la foi chrétienne, la Résistance, le patriotisme qui la transfigurent et lui confèrent des analogies avec le meilleur de Barrès : la guerre perdue de 1939, comme celle perdue de 1870 ; l’espoir de la revanche et d’un monde idéal, juste et pacifique. Les Déracinés décrivaient la lente mutation du Moi-Individuel vers le Moi-National, « éphémère produit de la société » quand « notre raison nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédécesseurs ». Mais ils contenaient aussi des phrases qui auraient pu amener Simone Weil à les méditer, telle : « Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation ».
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L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain va plus profond que Barrès, car il ambitionne de donner à la France libérée le socle de sa résurrection politique, en lui proposant l’ampleur spirituelle qui manque à la Déclaration de 1789. Camus, en 1949, décide de publier et de préfacer, avec un grand respect, cette œuvre interrompue par l’ascèse et la mort : « un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation ».
Les besoins de l’âme
Simone Weil tente, en effet, de faire découler toute sa démonstration des besoins de l’âme qui conduisent à enraciner sa vie et à la construire par une fusion indispensable entre les droits et les devoirs qui en sont inséparables : « Un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit, mais il aurait des obligations ». Pour elle, le droit naît de l’obligation et pas l’inverse ; elle s’inspire par là sans doute de l’œuvre du juriste Ripert (1927), mais plus sûrement d’Aristote pour qui le bonheur est l’activité de l’âme et de l’esprit. La loi des hommes doit procéder des devoirs moraux. Un retour au droit naturel, d’essence divine dont la préexistence éternelle et universelle s’incarnent en chaque être humain : « Il y a, hors de cet univers, au-delà de ce que les facultés humaines peuvent saisir, une réalité à laquelle correspond, dans le cœur humain, l’exigence de bien total qui se trouve en tout homme…/… C’est d’elle que procède toute obligation…/…Chaque homme est de ce fait engagé envers tous les autres, et notamment de satisfaire aux besoins terrestres de l’âme et du corps de chaque être humain autant qu’il est possible…/…si ces besoins de l’âme ne sont pas satisfaits, ils conduisent à un état plus ou moins analogue à la mort ». Si le corps a des besoins, l’âme aussi a les siens tels que l’ordre, la responsabilité, l’égalité, mais aussi de couples de valeurs interdépendantes dans leur équilibre comme : liberté et hiérarchie, honneur et châtiment, sécurité et risque, propriété privée et propriété collective, liberté d’opinion et vérité. « Les besoins d’un être humain sont sacrés. Leur satisfaction ne peut être subordonnée ni à la raison d’État, ni à aucune considération d’argent, de nationalité, de race, de couleur, ni à la valeur morale ou autre attribuée à la personne considérée, ni à aucune condition quelle qu’elle soit ». Simone Weil étudie (déjà) les vices du monde moderne, la décomposition des sociétés ouvrière, paysanne, nationale.
On attend toujours les aubes nouvelles…
L’Enracinement consistera, selon Simone Weil, dès la libération nationale, à réinsérer l’homme dans sa société, notamment par l’enseignement de l’histoire, le chant, la beauté attique et médiévale. C’est à peu près au même moment que Marc Bloch, le grand médiéviste et héros de la résistance, écrivait L’Étrange défaite. Deux livres inspirés et prophétiques dont les auteurs allaient mourir tragiquement presque en même temps sans avoir connu cette France libérée et idéale qu’ils espéraient tant, et pour laquelle ils avaient donné leur vie.
En ces temps de médiocrité, d’impostures et de désespérance, il nous semblait qu’on ne devait pas oublier de rappeler le soixante-dixième anniversaire de la publication de ce chef d’œuvre inachevé. Et rêver – qui sait – à son achèvement concret lors des aubes nouvelles attendues par Simone Weil ?
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