Si la réalité dépasse parfois la fiction, c’est que la fiction précède souvent la réalité. La littérature prévoit l’avenir. Cette chronique le prouve.
Dans un rapport de McKinsey commandé par l’Éducation nationale pour la modeste somme de 496 000 euros et rendu public, non sans difficulté, en janvier 2023, on pouvait lire : « Les connaissances académiques devraient laisser une place grandissante à des compétences cognitives avancées, numériques et socio-comportementales très liées avec l’insertion professionnelle et définies en partenariat avec des acteurs économiques. » Traduite en français, l’idée ne date pas d’hier : l’école est là pour adapter l’élève au marché du travail.
C’est par exemple la position de l’instituteur Gradgrind, personnage des Temps difficiles de Dickens, qui officie dans la ville de Coketown : « Les faits sont la seule chose dont on ait besoin ici-bas. Ne plantez pas autre chose et déracinez-moi tout le reste. Ce n’est qu’au moyen des faits qu’on forme l’esprit d’un animal qui raisonne : le reste ne lui servira jamais de rien. » Plus loin il dit donc vouloir « bannir le mot imagination à tout jamais ».
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On ne s’étonnera pas qu’Emmanuel Macron aille dans le sens de McKinsey et du personnage de Dickens quand il nous parle de sa réforme du lycée professionnel qui, comme toutes ses réformes, a pour but principal de provoquer, voire d’humilier, ceux qui vont devoir l’appliquer, à savoir les professeurs d’enseignement général en lycée professionnel. Management par objectifs et obligation de résultat des années 2020 rejoignent la philosophie utilitariste de l’époque victorienne. Cette vision d’un travailleur pour qui une culture littéraire, historique et philosophique serait inutile ou dangereuse est critiquée évidemment par les syndicats enseignants : « Ce choix relève d’une vision étriquée de la formation des jeunes réduite à un strict objectif d’employabilité. L’équilibre entre enseignements généraux et professionnels, permettant des poursuites d’études pour toutes et tous, est complètement balayé », explique un communiqué de la FSU.
Cette « vision étriquée » avait déjà été dénoncée en son temps, dans les années 1930, par la philosophe Simone Weil, qui avait fait l’expérience, bien avant les « établis » des années 1970, de La Condition ouvrière, en allant travailler en usine : « Puisque le peuple est contraint de porter tout son désir sur ce qu’il possède déjà, la beauté est faite pour lui et il est fait pour la beauté. La poésie est un luxe pour les autres conditions sociales. Le peuple a besoin de poésie comme de pain. »
Il ne semble pas, sauf erreur de notre part, que la poésie soit inscrite à l’agenda macroniste pour l’instant, ni pour le lycée pro, ni pour quoi que ce soit.