L’époque veut que les grands hommes, qui peuvent être des femmes, meurent longtemps après avoir été séparés du monde des vivants par des atteintes physiques ou mentales qui les séparent du commerce avec leurs semblables, hormis la famille proche ou les professionnels des soins de gérontologie lourde. Cela aura été le cas pour Simone Veil, dont la disparition, à quelques semaines de son quatre-vingt-dixième anniversaire, aura été précédée de longs mois de destruction progressive de ses capacités physiques et cognitives. Elle était entrée dans le monde de l’entre-deux, ni vivants, ni morts, de ceux qui sont déjà dans l’histoire avant d’avoir remis leur corps à la terre ou au feu.
Un parcours et un bilan de vie exceptionnels
De Gaulle et Mitterrand s’étaient éclipsés peu de temps après avoir quitté les feux de la rampe politique, laissant aux professionnels – historiens, essayistes, journalistes, et autres commentateurs du temps passé – toute latitude pour gloser à leur sujet, ou à leurs dépens… Simone Veil était près de nous, au cœur de Paris, mais cela faisait longtemps qu’elle n’était plus des nôtres. Elle n’avait pas bénéficié, comme ses amis Valéry Giscard D’Estaing et Jean d’Ormesson de la grâce accordée par la destin aux grands vieillards dont le cerveau, sinon la carcasse, semble défier les lois de la biologie et de l’inéluctable délitement de notre enveloppe charnelle.
Rarement l’adage romain enjoignant le plumitif en charge de rédiger un discours funèbre de dire du bien du défunt ou de se taire (« de mortuis, aut bonum, aut nihil ») n’aura été aussi facile à respecter que pour cette femme, dont tout le mal que l’on pourrait dire est réduit à néant par un parcours et un bilan de vie exceptionnels. On se contentera donc de la considérer comme une géante de la cause des femmes, dont la stature rend ridicules les naines du féminisme qui s’agitent aujourd’hui autour de nous, y compris dans les sphères du pouvoir.
La loi Veil sur l’IVG
Son nom, pour la plupart des français d’aujourd’hui, restera attaché à une grande loi dite « sociétale », celle qui en décembre 1975 mettra un terme à la pénalisation de l’avortement, comme celui de Robert Badinter sera inséparable de la loi qui en septembre 1981, abolissait la peine de mort. Le hasard (mais est-ce bien le hasard ?) a voulu que ces deux textes fussent portés par deux personnalités ayant survécu à la Shoah, et dont la famille avait été durement frappée par l’entreprise nazie d’éradication du peuple juif.
Simone Veil, de surcroit, avait connu, encore adolescente, l’horreur d’Auschwitz, puis de Bergen-Belsen, ces camps de la mort où ses parents et l’une de ses sœurs périrent. A son retour, elle vécut, comme elle le raconte à l’historienne Annette Wiewiorka, cette longue période où la spécificité du génocide juif était occultée par une perception de la déportation comme crime indifférencié commis par les nazis contre des citoyens français transportés contre leur gré sur le territoire du Reich, au point que même les travailleurs volontaires en Allemagne, comme feu Georges Marchais, prétendaient à la qualité de victime du nazisme…Simone Veil, à la différence de sa sœur Denise, plus âgée qu’elle de deux ans, n’a pas été emmenée à Auschwitz pour faits de résistance – elle était une lycéenne studieuse à Nice-, mais pour sa simple appartenance raciale.
… propulsée par Giscard et Chirac
Cela laisse des traces, et forge un caractère, qu’un autre hasard de la vie, son entrée en politique après une carrière brillante dans l’administration de la justice, lui donnera l’occasion de donner toute sa mesure pendant plus d’un quart de siècle. Elle ne s’en laissait conter par personne, n’ayant jamais sollicité d’autre honneur que celui de servir son pays là où elle pouvait être utile, en bonne israélite française, fille de son peuple et des Lumières. Giscard et Chirac voulaient qu’une femme non issue du sérail politique soit porteuse de cette loi dépénalisant l’avortement, et Simone Veil se substitua à celui qui, en bonne logique, eût dû défendre ce texte, le garde des sceaux Jean Lecanuet, démocrate-chrétien effaré à l’idée de subir les foudres du Vatican. L’histoire a rendu justice à Jean Lecanuet, note en bas de page de notre récit national, dont il ne restera que le sourire Colgate de l’élection présidentielle de 1965…
L’engagement de Simone Veil en faveur de la construction européenne était dans la droite ligne de l’utopie de sa génération : le « plus jamais ça » ne pouvait passer que par l’effacement des nations au profit d’une entité supranationale fondée sur des valeurs partagées. Que cette utopie n’ait pas eu le succès escompté, et que les nations soient rétives à se faire hara-kiri ne signifie pas condamnation de ceux qui l’on soutenue : ils, ou elles, l’ont fait de bonne foi, en cherchant à conjurer les démons du passés.
Israël, son jardin secret
Simone Veil avait un jardin secret, mais pas pour tout le monde : elle aimait Israël, inconditionnellement, et sans limites, comme j’avais pu le constater en 1983, où elle fut l’héroïne du grand rassemblement, à Tel Aviv, des rescapés de la Shoah, ovationnée par une foule ou nombreux étaient encore les porteurs de pyjamas rayés venus du monde entier. Emmanuel Macron, qui aurait pu être son arrière-petit-fils, ne peut rien faire d’autre que proposer à sa famille son accueil au Panthéon, ce qui n’empêchera pas, selon la jurisprudence Geneviève Anthonioz-De Gaulle, de reposer aux côtés de son mari Antoine Veil qui fut, pour elle, plus qu’un pygmalion, un compagnon et ami d’une vie entière et exemplaire.
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