Pluie d’hommages à Simon Leys


Pluie d’hommages à Simon Leys

simon leys vinet chine

Commentaire consacre dans sa prochaine livraison, le n°150 (été 2015), un important hommage à Simon Leys,  qui était membre de leur Comité de rédaction et un ami de cette revue.  Nous remercions Commentaire de nous avoir autorisés à reproduire une grande partie de la tribune, parue dans le n°147 (automne 2014), que René Viénet, son premier éditeur (de 1969 jusqu’à son départ en Asie en 1979) et ami fidèle, a consacré à un paradoxe : 

Pour quelles raisons le plus brillant sinologue francophone n’a-t-il jamais été admis à enseigner en France ? Et pourquoi aucun sinologue français (ou presque) ne lui a rendu hommage lors de sa disparition ?

« La vérité engendre la haine« , explique Viénet, et ce n’est pas à l’honneur de l’Université française, en particulier de ses « sinologues », un terme devenu péjoratif.

Signalons également la parution cette semaine de deux ouvrages (aux Editions Philippe Rey) par Pierre Boncenne, un autre ami de longue date de Pierre Ryckmans, dont une anthologie de leur correspondance : Quand vous viendrez me voir au antipodes ; et Le parapluie de Simon Leys, un essai.

Un film de René Viénet, Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires, dont Simon Leys fit l’éloge, sélection française de la «Quinzaine des réalisateurs» au Festival de Cannes 1977, est programmé par la Cinémathèque française le vendredi 22 mai à 22h.

La rédaction

 

La vérité engendre la haine

René Viénet

Veritas odium parit.  Térence

Lorsque chez Jacques Pimpaneau, qui enseignait en 1969 à l’université de Hong Kong, je fis connaissance de Pierre, il partageait au New Asia College un très modeste bureau avec son ami Luo MengCe, dont il me recommandera par la suite de publier le Confucius. Son autre grand ami Chan HingHo était déjà parti pour l’Europe, et deviendra – lorsque nous ferons connaissance à Paris – l’indispensable partenaire de mes éditions et de mes films.

Chez Gallimard, Étiemble avait oublié dans un tiroir une traduction qu’il avait pourtant commandée des Six récits au fil inconstant des jours. Pierre me fit également part de son pessimisme au sujet de son Su RenShan, peintre, rebelle et fou en déshérence depuis plus d’une année sur une étagère des Presses de l’université de Hong Kong – au prétexte absurde que quelques illustrations en rendaient la publication malaisée.

Le manuscrit qu’il me montra le lendemain me parut d’une extraordinaire qualité. Je lui proposai de l’éditer sans délai, avec un maximum d’illustrations, selon une maquette chinoise aussitôt réalisée, qui assura donc – en fait grâce à Pierre et à Jacques – la fondation entre amis de la « Bibliothèque asiatique ».

Très vite, Angharad Pimpaneau en réalisa la traduction en anglais et – reprenant exactement la même maquette (celle d’un livre ancien, cousu à cheval, chaque feuillet plié en deux, sous emboîtage en toile de coton indigo) – fut publié ce deuxième volume de l’itinérante collection où seront édités tous les premiers Simon Leys.

Au moment de son départ pour l’Australie – où Liu Ts’unYan  l’avait invité pour son premier poste d’enseignant –, il me proposa lors d’un dîner chez lui à Kowloon – sorties d’un cageot à légumes – des liasses de copies carbones et des manuscrits de notes préparées pour le consul de Belgique, qui lui avait confié – travail d’étudiant localement recruté – le suivi de la politique et de la presse chinoises.

Regrettant que cette chronique reste enfouie dans les archives diplomatiques à Bruxelles, Pierre me suggéra d’en tirer un livre qu’il n’aurait pas le temps de mettre en forme en Australie. De ma collaboration avec l’édition parisienne pour différents ouvrages, il avait déduit – bien à tort – que je serais mieux à même que lui de tirer parti de ses notes.

Je refusai, bien sûr, et je n’eus de cesse qu’il m’envoie depuis Canberra, chapitre après chapitre, Les Habits neufs du Président Mao. Contrairement à ce qu’a bidonné un employé des éditions Champ libre, la décision de publier cet ouvrage ne fut pas décidée au subalterne niveau d’un secrétaire de rédaction après réception par la poste du manuscrit intégral ; ce furent les propriétaires de Champ libre, F. & G. Lebovici, qui – sans rencontrer Pierre qui se trouvait à l’autre bout du monde, mais enthousiastes à la seule lecture des deux premiers chapitres (et du Su RenShan) décidèrent de l’éditer sous leur récente enseigne.

Ils n’avaient pas été les premiers à lire ces deux chapitres. Guy Debord les avait également trouvés magistraux, et avait suggéré de porter mon projet éditorial à Jean-François Revel dont il appréciait la collection « Libertés » autant que Pourquoi des philosophes (que Debord m’avait lui-même offert quand j’étais lycéen). Malheureusement, une stupide querelle d’ivrognes, lors d’un déjeuner trop arrosé, m’opposa à Jean-François, et il fallut quelques années pour que – enfin réconciliés – je lui confie le soin de rééditer chez Laffont tous les Leys qui pouvaient l’être.

[•••] Le premier tirage fut épuisé avant que ne paraisse le premier article de presse (sinon une brève calomnie dans Le Monde) au moment même où Pierre fut déclaré – à vie – persona non grata dans l’université française (où il n’enseigna donc jamais, sauf quelques conférences à Nanterre lors d’un congé sabbatique).

Encouragé par Paul Demiéville, professeur au Collège de France et patriarche de la sinologie française, le responsable des études chinoises à la Sorbonne (puis à Paris-VII), avait lu avec intérêt la thèse sur ShiTao et le Su RenShan, ainsi que quelques autres publications érudites de Pierre – mais également les deux premiers chapitres des Habits neufs, qu’il avait savourés. Il l’invita à poser sa candidature à un poste de maître de conférences.

La France était alors en extase autant devant les inepties idéologiques que devant les massacres du maoïsme. La parution en librairie des Habits neufs, en septembre 1971, irrita profondément quatre cathos-maos partisans inconditionnels de la Révo. cul., qui n’était pas encore terminée (elle ne le sera véritablement que cinq ans plus tard, après la mort de Mao et l’emprisonnement de son épouse) : Jean Chesneaux (ex-secrétaire de la Paroisse étudiante), Yves Hervouët (un ancien apprenti jésuite), Jean-Luc Domenach (proche d’une revue chrétienne de grande diffusion, Esprit), Léon Vandermeersch (prosélyte de Lin Biao dans les pages de cette même revue, dont les articles sur la Chine étaient « à hennir de rire », pour reprendre une expression de Pierre).

Ils organisèrent une cabale et allèrent jusqu’à réveiller dans la nuit le directeur des Études chinoises à Jussieu, jusqu’à ce que celui-ci revienne sur sa décision et retire piteusement le tapis sous les pieds de Pierre en faisant voter par l’un ou l’autre conseil de l’université qu’un « Belge ne pouvait être candidat en France à une maîtrise de conférences » – qui fut attribuée à… Léon Vander- meersch, né à vingt mètres de la frontière belge, mais du bon côté de la Lys.

[•••] Alain Bouc – fortement influencé par cette « bande des quatre » catho-maoïste – avait imprimé que Les Habits neufs avait été rédigé en « crochetant dans les corbeilles à papier de la CIA ». En 1971, il fera croire pendant plus d’un an aux lecteurs du Monde que Lin Biao ne pouvait avoir été éliminé par Mao. Bouc était, cheveux à peine repoussés sur la grande tonsure, un transfuge du Saulchoir, d’où sortait aussi son idole, Jean Cardonnel, o. p. – qui prétendait avec autorité et expérience que le Président Mao avait été à l’origine de la libération sexuelle des femmes en Chine, où il avait « retrouvé un Évangile vécu : un peuple pauvre, chaste, fervent ».

L’un de ceux que je viens de citer, Jean-Luc Domenach, qui ne fut jamais en reste d’âneries sur la Chine, de son côté, affirma benoîtement sur Antenne 2 (en décembre 1975) que Simon Leys et ses amis « erraient, car la camarade Jiang Qing et le camarade Deng Xiaoping réconciliés oeuvr[ai]ent ensemble à l’édification du socialisme». Un an après, Mme Mao était en prison, et Deng la fera condamner à mort.

[Après une rupture avec Champ libre]  C’est Bernard de Fallois qui me suggéra de porter Simon Leys et la collection chez Bourgois, où elle parut donc en format de poche, avant de ressortir en véritable édition libraire par la suite chez Laffont grâce à Revel. [•••] Christian Bourgois fut enthousiaste et il eut toutes les raisons de se réjouir du succès de ces titres, mais il ne put s’empêcher de me demander un encart (que j’insérai avec gourmandise) signalant sa désapprobation des sarcasmes contre Roland Barthes dans la préface de Chinois, si vous saviez, le premier samizdat chinois traduit en français, sorti à Paris le jour de la mort de Mao.

[•••] Simon Leys fut génial et unique : faussement candide, avec beaucoup d’humour et un grand talent littéraire, il montra que le Président Mao était nu – mais saisi d’une rage sanguinaire parce que déculotté par l’establishment maoïste même, après les trente ou quarante millions de victimes des famines du « Grand Bond en avant ». Il offrit la première synthèse, limpide, en langue occidentale, sur la contre-révolution anticulturelle, puis ses autres essais d’une aussi rare qualité.

Son exil australien, dont nous venons de rappeler les causes, lui procurera, comme il le mentionnera, la distance avec toutes sortes de sujets et n’est pas étranger à l’abondance de ce qu’il a par ailleurs traduit et écrit.

Mais ce n’est pas une raison pour oublier que c’est la haine que lui ont vouée les chrétiens-maoïstes, aussi médiocres que mesquins, qui aura privé totalement la France de l’enseignement d’un maître exceptionnel.

*Photo : pileface.com



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a été banquier, vendeur de combustible nucléaire, renvoyé deux fois du CNRS pour ses films et éditions anti-maoïstes.

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