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Lyrique: à la recherche de l’harmonie perdue

"Simon Boccanegra" de Verdi, à l’Opéra Bastille


Lyrique: à la recherche de l’harmonie perdue
Simon Boccanegra 23-24 © Vincent Pontet - Opéra national de Paris

Lorsque Simon Boccanegra est élu Doge de Gênes, il pense enfin pouvoir épouser Maria avec qui il vient d’avoir un enfant et que son père séquestre… Opéra Bastille, les 19, 22, 25, 28 mars, 3 avril à 19h30. Le 31 mars à 14h30.


Deux ans s’écoulent entre la création des Vêpres siciliennes, première tentative d’opéra verdien à destination du public parisien, et Simon Boccanegra, créé en mars 1857 à La Fenice de Venise. Succès mitigé, en son temps. Qui tient probablement à plusieurs « défauts » propres à cet opéra, infiniment moins facile d’accès que La Traviata, par exemple : adapté, tout comme l’était Il Trovadore quatre ans plus tôt, d’une pièce du dramaturge espagnol Antonio Garcia Gutierrez (publiée en 1843), l’intrigue, c’est le moins qu’on puisse dire, ne brille pas par la simplicité.

Le livret de Francesco Maria Piave (dû au librettiste attitré de Verdi – cf. Ernani, I Due Foscari, Macbeth, La Forza del destino, Rigoletto et j’en passe) rend l’action tout à la fois confuse, invraisemblable et compliquée. S’y déploie, au XIVème siècle, une guerre fratricide opposant à son corps défendant le « pacifiste » Simon, premier Doge de Gênes et ancien corsaire d’origine plébéienne, à l’aristocrate Jacopo Fiesco… Enfant illégitime, identités multiples, complot, traîtrise, empoisonnement : on peut difficilement imaginer scénario plus tortueux. Vous aurez tout intérêt à vous imprégner du sujet avant la représentation, si vous tenez à vous y retrouver dans les improbables méandres des péripéties où celui-ci nous entraîne. Au reste, ce n’est pas l’essentiel : la musique avant toute chose ! Pour le coup, vous serez servis.

Et la parité, Verdi ?

Le compositeur était d’ailleurs tellement conscient de ces incongruités scénaristiques qu’il s’emploiera, au soir de sa vie, en 1881, à remettre l’ouvrage sur le métier, confiant les remaniements de ce livret si difficile à sauver au compositeur, romancier et poète Arrigo Boito – à qui l’on doit également ceux d’Otello (1887) et de Falstaff (1893), les ultimes chefs d’œuvres de Verdi, tous deux tirés de Shakespeare comme l’on sait. Verdi révise donc la partition de son Simon Boccanegra (tout comme il reprendra son Macbeth avec un égal entêtement, et pour le meilleur). C’est, rétrospectivement, ce qui pour l’oreille contemporaine ne fait à aucun titre de Boccanegra une œuvre mineure du compositeur, mais tout au contraire l’une de plus novatrices au plan de l’évolution de l’art lyrique dans le second XIXème siècle.  

C’est d’ailleurs cette seconde version qui, à bon escient, est toujours montrée. Il n’en faudra pas moins attendre 1978 pour que, dans la régie légendaire de feu Giorgio Strehler, ce « melodramma » aussi rare qu’exigeant ait les honneurs du Palais Garnier ! Exigeant car, répétons-le, d’un modernisme très avant-gardiste pour l’époque : pas de grands épanchements lyriques, pas de grands airs « belcantistes », un seul et unique rôle féminin, en tout et pour tout, au cœur d’une distribution intégralement masculine – à quand un cancel Verdi pour cause de non parité ? – , le tout enchâssé dans une écriture orchestrale magnétique où les chœurs rivalisent d’intensité avec des arabesques mélodiques impressionnistes avant la lettre – la palme revenant à cette évocation de la mer, dans l’admirable et très long premier acte : morceau sublime qui à lui seul mérite le déplacement ! La figure paternelle du Doge, Simon, domine cette intrigue doublement habitée par le lien filial et par l’aspiration à l’unité italienne ; chez Verdi, pas de mélodrame familial sans arrière-plan politique : la recherche de l’harmonie perdue ?

Public dubitatif ou ténanisé ?

Reprise d’une production de l’Opéra-Bastille millésimée 2018, la mise en scène de l’Espagnol Calixto Bieito nous arrive aussitôt après celle de The Exterminating Angel, œuvre opératique contemporaine du compositeur Thomas Adès, dont ici même on aura célébré l’excellence, comme il se devait. Cette fois, le décor imaginé par Suzanne Gschwender, de bout en bout ancré dans la nuit, dresse dans toute la hauteur du plateau la proue impressionnante d’un navire au bulbe d’étrave luisant de ses reflets gris pâle, rostre viril pointé sur la salle et qui, par la suite, sa coque dépouillée de sa peau de métal, présentera le squelette anthracite du navire mis à nu, dans un mouvement tournant dont un critique jugea que la rotation lui évoquait le tambour de sa machine à laver. Raillerie mal venue : cette architecture est de toute beauté. D’autant que ce bâtiment écorché et strié d’éclairages au néon blanc ne cessera jamais de se mouvoir pour apparaître selon des angles toujours différents, sur lesquels se surimpriment en fond d’écran noir et blanc les captations vidéo des chanteurs, alternant avec une projection hypnotique d’un visage féminin en gros plan aux paupières qui s’alourdissent lentement, comme échappées du songe. Poussé jusqu’à l’extrême, ce parti pris d’abstraction quasi onirique n’est pas sans pertinence, eu égard à la configuration désincarnée de l’intrigue, comme on l’a dit, tout comme à son déroulement particulièrement ténébreux. Jusqu’au dénouement sacrificiel, sépulcral, où Simon s’offre en holocauste à la réalisation de ses idéaux.

Dans cet espace forclos, sous la battue quelque peu hiératique et alentie du maestro allemand Thomas Hengelbrock, domine dans le rôle-titre le talent inentamé de notre baryton national, Ludovic Tézier, désormais d’une corpulence qui l’assigne presque idéalement aux figures lyriques qui ont partie liée à la maturité – les Scarpia, les Jago, les Simon Boccanegra, justement. Alliant expressivité dramatique, perfection du phrasé, clarté souveraine et flexible du timbre, puissance d’airain de la projection vocale, le chanteur, avec les années, n’a rien perdu de ses qualités indépassables, lui qui déjà campait Simon en 2018 dans cette production –  sous la baguette, alors, de Fabio Luisi.

A ses côtés, Maria Boccanegra, la fille du Doge, alias Amelia Grimaldi, à présent sous les traits de la soprano australienne Nicole Car dont l’éclat dans les aigus et la ciselure dans les trilles recueillent tous les suffrages ; la formidable basse finlandaise Mika Kares campant le noble rival génois Jacopo Fiesco, avec qui Simon fera la paix ; l’enthousiasmant ténor Charles Castronovo, dans le rôle d’Adorno l’amoureux d’Amalia ; le baryton canadien Etienne Dupuis, époustouflant dans celui du traître Paolo ; Alejandro Balinas Vieites, basse impeccable en Pietro, le complice de Paolo, chanteur d’origine espagnole qui a eu la bonne fortune d’intégrer la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris. Enfin et surtout les chœurs de l’Opéra, opulents, magnifiques, exemplaires sous la direction d’Alessandro di Stefano.

Au soir de la première, durant tout le premier acte (beaucoup plus étiré en longueur que les deux suivants), et jusqu’à l’entracte, pas un de ces « bravoooo ! » braillés d’ordinaire à plein poumons, pas un de ces applaudissements coutumiers qui, le plus souvent, scandent les arias ou les duos « fétiches » du belcanto : un public dubitatif ? ou bien, proprement tétanisé ? Au tomber de rideau, quand s’achève le troisième acte, c’est l’ovation – délirante. Comme quoi, il y a une justice en ce bas monde.           


Simon Boccanegra. Melodramma en un prologue et trois actes, de Giuseppe Verdi (1857).
Direction : Thomas Hengelbrock. Mise en scène : Calixto Bieito. Avec Ludovic Tézier, Nicole Car, Mika Kares, Charles Castronovo, Etienne Dupuis, Alejandro Nalinas Vieites, Palolo Bondi, Marianne Chandelier.

Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris.

Opéra Bastille, les 19, 22, 25, 28 mars, 3 avril à 19h30. Le 31 mars à 14h30.
Durée : 3h.




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