Ce dont je ne me lasse pas dans les romans de Simenon, homme que je trouve par ailleurs profondément antipathique, c’est une certaine qualité de solitude chez ses personnages, une solitude qui les conduit à vouloir être encore plus seuls, c’est-à-dire injoignables. Rien n’est plus actuel que ce désir là, aujourd’hui. Sortir des écrans radars, des réseaux, des statistiques pour pouvoir se retrouver enfin, se ressaisir loin des impératifs catégoriques de l’instantané, du présent perpétuel, de la confusion toujours plus grande entre espace privé et espace public. Les personnages de Simenon n’en sont pas là, évidemment, mais ils savent, intuitivement, que toute société, toute classe sociale, enferme. On pourra lire, par exemple, le trop méconnu Passage de la ligne. Le degré de cet enfermement, son caractère impitoyable est aujourd’hui renforcé par la technologie. Il est devenu impossible, comme me le confiait dans un salon du polar un ancien flic reconverti à l’écriture, d’entrer en cavale comme on pouvait le faire jusque dans les années 80.
Les personnages de Simenon n’en sont pas là, tant mieux pour eux. C’est ce qui nous inspire sans doute à la lecture de leurs évasions réussies, une certaine nostalgie. Qu’ils fuient un crime ou, plus intéressant encore, qu’ils ne fuient rien du tout sinon une angoisse diffuse, celle de L’Etranger de Camus ou du Feu Follet de Drieu qui sont leurs contemporains et leurs cousins, ils construisent, pour ce faire, une ou plusieurs identités tout au long de leur vie, comme l’a fait ce monsieur Bouvet qui meurt de sa belle mort, par un matin d’été à Paris, sur les Quais : « Et alors quand tout fut en place, quand la perfection de ce matin là atteignit un degré presque effrayant, le vieux monsieur mourut, sans rien dire, sans une plainte, sans une contorsion, en regardant les images, en écoutant la voix de la marchande qui coulait toujours, le pépiement des moineaux, les klaxons dispersés des taxis. »
On est encore au début des années soixante. Il n’y avait pas de caméras de surveillance, de réseaux sociaux. On pouvait falsifier des papiers, passer loin des fichiers qui n’étaient pas informatisés, payer sans carte de crédit les meublés de quartiers excentrés ou les billets de train pour Eymoutiers ou Dinard. La mort de monsieur Bouvet aurait donc pu passer inaperçue. Un jeune touriste américain, qui est là par hasard, prend cependant une photo et la vend à un journal à sensation pour se faire de l’argent de poche. Et cela suffit pour que beaucoup de gens, beaucoup trop, reconnaissent monsieur Bouvet, ce solitaire qui ne demandait rien qu’une solitude calme rue de Poissy, sous le regard affectueux de sa concierge et à deux pas des bouquinistes.
On apprend ainsi, pendant les quelques jours caniculaires de juillet où son corps repose dans son appartement puis à l’institut médico-légal, que le retraité aimable en costume blanc qui s’est éteint Quai de la Tournelle, avait eu plusieurs vies, plusieurs noms, auxquels il a toujours su échapper comme s’il refusait, passé un certain moment, d’être assigné à un rôle, à une case, à un destin tout écrit. Les anciennes épouses, les sœurs, les maîtresses qui l’ont toutes connu sous un nom différent tracent le portrait en creux d’un homme plutôt agréable, gentil mais curieusement insaisissable. Elles ne se montrent pas plus intéressées que ça, au bout du compte, par la fortune de Bouvet qui est découverte par hasard, une fortune dont il n’avait lui-même pas grand chose à faire, sinon comme assurance pour son invisibilité. Comme la police n’a pas non plus beaucoup d’intérêt pour cette affaire qui l’embarrasse plus qu’autre chose dans la torpeur de l’été, on autorisera assez vite l’enterrement de monsieur Bouvet qui ne s’appelait pas monsieur Bouvet.
Finalement, le roman consiste à faire l’inventaire des masques qu’il aura utilisés toute sa vie parce que l’homme selon Simenon, cet homme étrange né avec le XXe siècle, est habité par ce désir d’escapisme comme disent les psychologues, car il sent obscurément qu’il risque de perdre beaucoup plus en jouant le jeu qu’on veut lui faire jouer. Mourir seul, pour lui, est moins insupportable que vivre avec les autres qui sont l’enfer, comme on le sait depuis Sartre. C’est finalement ce que comprennent à la fin, à défaut de forcément l’accepter, les femmes qui assistent à l’enterrement de monsieur Bouvet : « Elles n’étaient là que quelques unes et il y en avait eu d’autres dans sa vie, y compris les petites négresses de l’Ouélé à qui il avait fait des enfants. Ils les avaient quittées les unes après les autres. Il était parti. Il avait passé sa vie à partir, et c’était maintenant son dernier départ, qui ne s’était pas organisé sans peine, qu’on avait failli lui faire rater. »
L’enterrement de M.Bouvet de Simenon (Presses de la Cité, vingt centimes d’euros, Pêle-mêle, Bruxelles)
*Photo : Wikimedia Commons
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