Une ténébreuse affaire où une humanitaire italienne rencontre bandits kenyans et islamistes somaliens pour finir convertie à l’islam et libérée grâce à la diplomatie d’Erdogan.
Après dix-sept mois de captivité au Kenya puis en Somalie, la jeune otage italienne Silvia Romano est rentrée à Rome dimanche après-midi. Cette humanitaire de 24 ans, auteur d’une thèse sur la traite d’êtres humains en Afrique, avait été enlevée au Kenya par un groupe armé le 20 novembre 2018 puis « revendue » aux islamistes shebabs somaliens. Son rapt ne doit rien au hasard : les huit hommes armés qui l’ont kidnappée il y a un an et demi avaient effectué un raid dans le village kenyan de Chakama dans le but expresse de l’enlever. Ses ravisseurs, armés de fusils et de machettes, ont fait irruption dans les locaux de l’ONG Africa Milele, spécialiste dans le soutien à l’enfance, en cherchant explicitement Silvia. L’ayant trouvée, ils l’ont giflée jusqu’à la faire tomber et l’ont emmenée avec eux… pour finalement la céder aux shebabs somaliens quelques mois plus tard.
« Nous avons libéré une islamiste ! »
Dimanche, c’est vêtue d’une longue tunique traditionnelle somali et d’un voile qu’elle a d’ailleurs été libérée aux abords de Mogadiscio puis confiée à l’ambassade italienne. Et là, ô surprise, la jeune femme a refusé d’enlever son voile alors que les diplomates l’y invitaient. Démentant la rumeur qui lui prêtait un mariage avec un de ses geôliers, Silvia Romano a néanmoins expliqué s’être convertie à l’islam sans contrainte. « Un choix libre », dixit l’intéressée, qui laisse pantoise une partie de l’opinion transalpine. Ainsi, le quotidien de droite décomplexée Il Libero titre sans ambages : « Nous avons libéré une islamiste ! », qualifiant Romano d’« ingrate » au parcours de rénégate.
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La parole est à la défense : « C’est vrai, je me suis convertie à l’islam. Mais cela a été mon libre choix, sans aucune contrainte de la part de mes ravisseurs qui m’ont toujours traité avec humanité. En revanche, je n’ai jamais été poussée au mariage, et je n’ai subi aucune violence. » D’aucuns auront l’impression de relire Pas d’orchidées pour Miss Blandish, roman de James Hadley Chase où une riche et belle héritière prend fait et cause pour son kidnappeur. Que nenni, explique Silvia, son initiation à l’islam s’est certes déroulée en détention mais dans le plus strict respect de son libre-arbitre. « C’est arrivé à la moitié de ma captivité, quand j’ai demandé à pouvoir lire le Coran », raconte la convertie. Le récit de ses conditions de détention aux mains des shebabs, de cachette en cachette, semble accréditer la thèse d’un syndrome de Mogadiscio, d’où elle a été libérée il y a deux jours, aussi puissant que celui de Stockholm.
Erdogan sultan d’Afrique
Au-delà de l’anecdote, revenons sur les circonstances de son enlèvement et des négociations en vue de sa libération qui révèlent la nouvelle carte géopolitique de l’Afrique.
Comme le résume le quotidien Il Giornale, dans des pays comme la Somalie ou la Libye l’ancienne puissance coloniale qu’est l’Italie est en train de s’effacer au profit d’un nouvel acteur qui aime jouer les médiateurs pour asseoir sa stratégie d’influence mondiale : la Turquie. Moyennant une rançon d’1.5 million d’euro – d’après le chiffre qu’ont fait fuiter les services somaliens -, l’Italie a pu récupérer l’une de ses ressortissantes avec l’appui actif du renseignement turc (MIT).
Les premières images de Silvia libre la montrent d’ailleurs habillée d’un gilet pare-balles aux armes du MIT. Dans cet État failli, voire décomposé, qu’est la Somalie, la diplomatie d’Erdogan joue une partition très subtile. Le dessein néo-ottoman d’Erdogan dispose d’un terrain de jeu idéal dans cette corne de l’Afrique autrefois chasse gardée de l’Italie et désormais livrée aux seigneurs de la guerre, shebabs et autres Frères musulmans sympathisants de l’AKP. Alors que les Émirats arabes unis, ennemis jurés de la confrérie, exercent une grande influence sur le nord du territoire somalien bordant le Golfe d’Aden, la Turquie est devenue un acteur incontournable à Mogadiscio et dans le sud. Ce qui reste de gouvernement somalien ne contrôle qu’une fraction étroite du territoire national, laissant Ankara déployer une stratégie « lybienne ». Erdogan a en effet opéré en plusieurs temps. D’abord, rester les bras croisés devant le pourrissement de la guerre civile. Puis pénétrer progressivement dans le pays à travers la coopération, l’exploitation des ressources énergétiques et la politique culturelle. Les shebabs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en prenant plusieurs fois pour cible des travailleurs turcs expatriés pour envoyer un message ferme à Ankara et Mogadiscio. En combinant alliances stratégiques, présence militaire et diplomatie, Erdogan a lentement mais sûrement pris pied en Afrique. Son service rendu à l’Italie se paiera probablement en Libye, où Rome tente vainement de jouer les médiateurs depuis des années tandis qu’Ankara soutient ouvertement, voire militairement, le gouvernement frère musulman Sarraj. Le président turc peut jubiler. D’autant qu’il compte une nouvelle coreligionnaire.