La plupart du temps, les compilations d’articles parus dans la presse donnent de mauvais livres. Il y a presque toujours des références à l’actualité qui n’évoquent plus grand-chose au bout de quelques mois ou quelques années, d’où la nécessité de notes fastidieuses, pour tout remettre dans le contexte. Les blagues et les sous-entendus liés aux événements du jour perdent leur mordant ; et puis, l’écriture hebdomadaire ou mensuelle d’une chronique n’est pas le même exercice que l’écriture d’un livre : mieux vaut donc ne pas dépayser la chronique de son milieu naturel, le journal, sauf à titre exceptionnel, pour des raisons documentaires ou parce qu’il s’agit d’un grand auteur. Maintenant, voici… un parfait contrexemple : Mettez un livre dans mon cercueil, où Clément Rosset et Nadia Polac ont rassemblé des dizaines d’articles signés Michel Polac parus dans L’Evénement du jeudi et Charlie Hebdo entre 1989 et 2009. Aucun n’a vieilli ! C’est peut-être à cause du côté intemporel des chroniques de Polac, qui neuf fois sur dix préférait évoquer la réédition d’un classique ou la sortie d’une bizarrerie exotique plutôt que le tout-venant des nouveautés. « A première vue les romans de la rentrée, dit-il ainsi en 2004, c’est joliesses de style ou pleurnicheries amoureuses » ; et de les écarter d’un revers de main pour se pencher plutôt sur une nouvelle traduction de Dostoïevski, un érotique japonais, voire une tragédie grecque.
Evidemment, c’est tricher un peu : on est sûr de ne pas voir son acuité critique prise en défaut, quand on ne parle que de chefs-d’œuvre qui ont passé l’épreuve du temps. Mais l’heureux revers de la médaille est que ces papiers ont conservé toute leur fraîcheur et qu’on peut les envisager comme un guide de lecture pour dilettantes, d’autant plus agréable à lire que Polac va toujours au but et qu’il parle des maîtres avec une bonhommie rafraîchissante, sans chuchoter ni donner l’impression de pénétrer dans une cathédrale. On a évidemment le droit de n’être pas d’accord avec lui sur Jünger (« Auteur surfait au style en toc et à la pensée fumeuse ») ou John Cowper Powys (« Je n’ai jamais réussi à terminer un de ses livres ») ; force est d’admettre cependant qu’il avait le sens de la vanne (Sollers et BHL sont plusieurs fois éreintés, ainsi que « ce dangereux cinglé » d’Alain Badiou). Surtout, ce bric-à-brac finit par former une sorte d’autoportrait en creux, avec notamment le questionnement récurrent sur le drame du XXe siècle (Auschwitz et la Kolyma), devant quoi s’épuisent les philosophies. « Ni Spinoza, ni Nietzsche, ni Rosset ne peuvent m’aider à rendre anodin ce pépin empoisonné de la réalité ». Ici ou là traînent aussi des petites phrases qui témoignent de l’école de pensée à laquelle appartenait Polac, celle des Rosset, Cioran, Jaccard, Schiffter et autres mélancoliques, qui balancent toujours entre le trou noir et l’éclat de rire. Une petite phrase, pour la route : « De toute façon on la perd la vie. Même le génie ne la sauve pas ».
Mettez un livre dans mon cercueil, de Michel Polac, PUF, 19,50 €.
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