Étalée sur deux saisons, la Tétralogie wagnérienne confiée à Roberto Castellucci a bouleversé le public du Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles. Mais le Siegfried monté par Pierre Audi, malgré le talent de ses interprètes, s’avère décevant.
Faute de grives…
Las ! Après les mises-en-scène brillantes de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, les projets scéniques pensés par Roberto Castellucci pour Siegfried et Le Crépuscule des dieux ont paru à ce point irréalisables qu’il a fallu renoncer à achever cette entreprise titanesque qui aurait dû couronner la dernière saison de la longue et belle direction de Peter de Caluwe, à la tête du Théâtre royal de la Monnaie. Comme dit le proverbe : « Faute de grives, on mange des merles. » Soyons cruel ! Requis au pied levé pour assurer la seconde moitié de la Tétralogie, Pierre Audi, l’actuel directeur du Festival lyrique d’Aix-en-Provence, lui qui naguère avait déjà porté à la scène l’ensemble des quatre ouvrages alors qu’il était directeur de l’Opéra national des Pays-Bas à Amsterdam, Pierre Audi, en volant au secours du Théâtre de la Monnaie, n’en sort pas grandi. Mais bien plus que sa mise en scène de Siegfried, insignifiante certes, mais pas déshonorante, c’est la scénographie qui se révèle surtout d’une accablante insuffisance. Débutant sur des images d’univers enfantin, ou plus exactement infantile, pour évoquer benoîtement l’extrême jeunesse de Siegfried, encombrée d’éléments inutiles et laids, peuplée de gadgets proprement consternants et d’une parfaite gratuité, (le scalp de Sieglinde qu’agite Mime, la dépouille desséchée et noircie de Fasolt que Fafner, son assassin de frère, traîne avec lui comme un remords tardif au moment de mourir, un nounours, la dînette bleuasse sur laquelle Mime prépare une drogue pour supprimer Siegfried…), la production est d’acte en acte sommée d’une sphère omniprésente, sorte de boule d’Atomium froissée, broyée par quelque main gigantesque, mais d’une modernité si vieillie qu’elle rappelle une scénographie sans génie des années 1970-1980. Bref des « trouvailles » typiques de ceux qui n’ont rien à dire d’essentiel, mais le disent tout de même, comme pour justifier leurs émoluments. Comment, avec une partition aussi puissante, un récit aussi épique, est-il encore possible d’accoucher d’éléments si médiocres ?
Seul le troisième acte, avec de belles lumières, et un semblant de dépouillement qui ramène tout de même à des conceptions datant de Wieland Wagner, échappe à ce ridicule. Et une honorable direction d’acteurs sauve l’honneur du metteur-en-scène. On ne peut s’empêcher cependant de penser qu’une version de concert eut en définitive été largement préférable à une production qui se révèle peu digne de La Monnaie et, surtout, de la Tétralogie.
Une distribution remarquablement homogène
Sans être toutefois bouleversante, la distribution, heureusement, est remarquable par l’homogénéité des qualités vocales et du jeu théâtral des interprètes, grâce aussi au travail dramatique mené avec les chanteurs. À commencer par le personnage de Mime, arrangé comme un vieux travelo et recouvert d’un court manteau qui fait songer à une peau de crapaud : sans faillir un instant, Peter Hoare, se révèle aussi bon acteur que vaillant chanteur dans le rôle du nain dont il dessine remarquablement la lâche ignominie.
Siegfried, lui, n’est pas l’aryen blond et musclé des gravures de jadis. D’apparence très juvénile, le Heldentenor délié qu’est Magnus Vigilius et qui fait ses heureux débuts à la Monnaie, en donne au premier acte une image de galopin déluré en culotte courte, avant qu’on ne le retrouve en tenue de randonneur aux actes suivants. Lui aussi défend son rôle avec une vaillance et une luminosité qui ne se démentent jamais d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Et même si l’on pourrait parfois rêver d’une puissance vocale plus ample encore, il assume son rôle écrasant avec une constance remarquable.
Plus noble qu’imposant, plus beau que majestueux, drapé dans un manteau noir de grande allure et qui est bien le seul beau costume de cette production, le Wanderer/Wotan de Gabor Bretz apparaît ici en grand seigneur dédaigneux. Avec l’Alberich haineux, violent et sombre de Scott Hendricks, il mène un duel d’une superbe théâtralité qui est l’un des moments saisissants du spectacle. À la voix de l’Oiseau de la Forêt qu’enchante littéralement la belle Liv Redpath répond la grave, la tragique apparition, d’Erda (Nora Gubish). Elle donne lieu subitement à une scène d’un romantisme exacerbé, surprenante et pas malvenue dans cette mise-en-scène sans grand caractère, et où la déesse est victime de la violence inouïe exercée sur elle par le dieu bientôt démissionnaire.
Brünnhilde enfin, incarnée par Ingela Brimberg, une fois dissipés les nuages de vapeur qui l’entourent, apparaît debout comme une statue d’airain à un Siegfried triomphant, mais terriblement intimidé. Ensemble ils vont porter leur rencontre attendue de tout temps avec une héroïque ferveur. Il manque toutefois une puissance dramatique que la mise en scène n’a su exprimer avec éloquence
Pourtant, de bout en bout, la direction musicale d’Alain Altinoglu a été superbe. Puissante sans être écrasante, lyrique sans grandiloquence, emportant l’ouvrage dans un souffle inspiré, elle constitue le plus beau de cette réalisation née dans des conditions si périlleuses. Il n’est qu’à voir combien les seules apparitions du chef dans la fosse d’orchestre déchaînent des applaudissements nourris et combien sont vibrantes les acclamations au moment du salut pour comprendre l’attachement que lui porte le public international de la Monnaie.
Prochaines représentations : 22 septembre à 15h, 25 et 28 septembre, 1er et 4 octobre à 17h.
Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles. 00 32 2 229 12 11 ou tickets@lamonnaie.be
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !