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Comment nos élèves ont effacé le sens de l’histoire

Un témoignage du linguiste Alain Bentolila


Comment nos élèves ont effacé le sens de l’histoire
Commémoration des 80 ans de la libération du camp de concentration d'Auschwitz : une délégation (comprenant le chancelier fédéral Olaf Scholz (SPD) et le président fédéral Frank-Walter Steinmeier) entre dans l'ancien camp, Pologne, le 27 janvier 2025 © dts News Agency Germany Denzel J/SIPA

Le linguiste Alain Bentolila a été confronté au refus de croire en l’histoire qui est enseignée au collège. En l’occurrence celle de la Shoah. Il témoigne.


Un après-midi de la fin du mois de janvier, à Créteil. Je suis dans une classe de sixième, invité par un professeur d’histoire de mes amis. En ce jour commémoratif de la Shoah, ce jeune enseignant a décidé de rappeler très factuellement ce que fut « la catastrophe ». Il choisit de focaliser son récit sur le camp d’extermination d’Auschwitz.

« Ce dont je veux vous parler aujourd’hui, ce n’est pas une histoire, c’est l’Histoire avec un grand H. Tout cela s’est réellement passé et nous en avons les preuves en photos, en témoignages et en enquêtes menées sur place. Le 27 avril 1940, Himmler, bras droit d’Hitler, donne l’ordre d’aménager un camp de concentration dans les anciennes casernes de l’artillerie polonaise à Oswiecim, rebaptisé Auschwitz. Construit par des Juifs de la ville requis par les nazis, le camp d’Auschwitz reçoit un premier transport de prisonniers polonais, le 14 juin 1940. En mars 1941, Auschwitz s’étend sur 40 km² et compte 11 000 prisonniers, majoritairement polonais. Le 1er mars 1941, Himmler en demande l’élargissement à 30 000 prisonniers et décide la construction d’un second camp pour 100 000 prisonniers de guerre sur le site du village voisin de Brzezinka (Birkenau), distant d’environ trois kilomètres. Mais dans la seconde moitié de l’année 1941, Himmler informe les autorités du camp du projet d’extermination en masse des Juifs d’Europe. Birkenau est alors désigné pour être le camp de rassemblement et d’extermination des Juifs d’Europe de l’Ouest.

Le site est loin des capitales d’Europe occidentale et l’extermination pourra s’y dérouler discrètement. De plus, il est desservi par un important réseau ferroviaire qui facilitera l’acheminement des convois de déportés. Le complexe d’Auschwitz devient le plus vaste et le plus peuplé des camps de l’univers concentrationnaire nazi, l’immense majorité des déportés sont juifs.

À partir de juillet 1942, la sélection est pratiquée sur chaque transport. Les hommes d’un côté, les femmes avec les enfants de l’autre, répartis en deux colonnes, se dirigent vers les médecins SS qui, d’un geste de la main les envoient à la mort ou au travail. Environ 800 personnes entrent en même temps. Une fois la porte verrouillée, les SS introduisent le Zyklon B par des orifices prévus à cet effet. » 

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Un élève se lève alors et, sans agressivité particulière s’adresse à son professeur en le tutoyant : « Tu n’y étais pas et moi non plus, alors tu crois ce que tu veux et moi aussi ! »

J’ai encore, gravé dans ma mémoire, le souvenir glaçant de cette phrase prononcée avec un sentiment d’évidence. Ainsi donc, dans cet univers dominé par la brutalité de l’image, l’Histoire qui rassemble nos mémoires n’éclairait plus la réflexion de cet élève pour qui la superficialité de l’évidence l’emportait de fort loin sur la profondeur de l’analyse des documents. Il n’avait que faire des informations transmises, de plume en plume, de génération en génération. Seul importait l’instantané visible et montrable qui refuse tout ancrage temporel, toute mise en contexte, toute comparaison fertile.

La continuité historique, construite patiemment à distance, de trace en trace, d’exhumation en exhumation, est aujourd’hui devenue suspecte pour beaucoup de nos élèves. Suspecte de mensonge et suspecte de manipulation, elle cède à tout coup devant la « preuve iconique » la plus dépravée. L’image prétend ainsi supplanter le récit raisonné de notre histoire et imposer sa brutalité ponctuelle à la pensée articulée en effaçant l’examen exigeant des documents. L’affirmation « Je crois ce que je vois » porte en elle le danger d’une pensée « à courte vue », une pensée « impressionnée », privée des liens chronologiques et logiques que seuls le récit historique et l’interprétation des faits peuvent offrir.

Beaucoup de nos élèves ont fait du passé « table rase » et du futur une croyance et nous en sommes collectivement responsables.

Alors, à quoi bon vous battre pour léguer à ceux qui arrivent une planète « vivable » si leurs esprits, privés de mémoire collective, de langage maîtrisé et du désir de comprendre, sont condamnés à errer dans le silence glacial d’un désert culturel et spirituel ? Soumis au premier mot d’ordre, éblouis par le premier chatoiement, trompés par le moindre mirage. 



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linguiste français. Dernière publication "Nous ne sommes pas des bonobos: Je parle donc je suis", mars 2021 Odile Jacob

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