Le 14 décembre, Lapin de jade alunissait. Si l’on en croit certaines traductions, et on préférerait croire celles-là, on peut aussi l’appeler Lièvre de la lune. C’est tout de même plus joli. Mais allons-y pour Lapin de jade, puisque cette appellation a été consacrée par les médias. Lapin de jade est un véhicule d’exploration lunaire téléguidé qui a été transporté par la sonde Chang’e 3. C’est une sorte de véhicule tout-terrain à six roues, avec de l’électronique et des panneaux solaires. Beau comme un jouet de Noël. Pendant trois mois, il va faire toutes sortes d’analyses géologiques en se déplaçant à la vitesse de 200 mètres à l’heure. Il pourra même envoyer des images en trois dimensions de la Lune et capter son énergie grâce à des panneaux solaires. Ce succès chinois, après celui des taikonautes dans leur station spatiale, se veut une étape supplémentaire vers l’envoi d’hommes sur la Lune.
Les Chinois sont les dernier à y croire, à ce rêve spatial qui enchanta mon enfance et celle de tous les enfants des Trente glorieuses, depuis un jour de 1969 où petit garçon sur les épaules de mon père, je me suis endormi devant l’écran noir et blanc du bistrot d’en bas qui était le seul à disposer de la télé dans le quartier. Bien sûr, nous ne sommes pas naïfs, il y a toujours eu des enjeux de pouvoirs dans la conquête spatiale. La Chine ne fait que rejouer seule le grand match URSS-USA une génération plus tard. Il s’agit de montrer sa supériorité technologique et son ambition cosmique, sa vitalité prométhéenne et sa foi en une humanité appelée à régner sur les galaxies. C’est aussi, pour le Parti Communiste Chinois qui y consacre des milliards de yuans, le moyen de prouver son génie idéologique à tout un peuple, et pourquoi pas au monde entier, en plantant un de ces jours, au clair de la Terre, le drapeau rouge du président Mao dans la Mer de la Tranquillité.
Mais, malgré ces considérations, on aurait pu reconnaître que ça avait de la gueule et voir dans Lapin de Jade le symbole d’une humanité, chinoise ou pas, qui continue à rêver, qui refuse un repli malthusien et hargneux sur elle-même, en s’enfonçant dans le virtuel et en remisant ses navettes et ses fusées dans ces hangars où rouillent les illusions perdues et les machines obsolètes.
Et pourtant, pourtant, cela va m’être difficile de rêver si je pense à Shi Zaokun. Shi Zaokun est mort à quinze ans. Je pense que, comme tous les adolescents de quinze ans, comme je l’étais moi-même à son âge, il était « un enfant amoureux de cartes et d’estampes », les yeux perdus dans les étoiles. Peut-être même avait-il lu Jules Verne qui est traduit en chinois simplifié. Quoique, sur ce dernier point, j’en doute. Il n’aura sans doute pas eu le temps. Il faut dire qu’il est mort le 9 octobre dernier. Il n’aura donc pas eu le temps non plus de voir Lapin de Jade faire ses premiers tours de chenille. En fait, il n’a pas eu le temps de grand chose, Shi Zaokoun comme nous l’apprend l’organisation non gouvernementale (et pour cause) China Labor Watch.
Il a été embauché en septembre sur les chaînes de production de l’Iphone 5G de l’usine Pegatron de Shanghai. On peut consulter ses horaires de travail, c’est intéressant. Pendant les trois semaines où il a travaillé, Shi Zaokun a eu des journées qui dépassaient les 12 heures en moyenne. C’est tout de suite beaucoup plus pratique quand on n’a pas de code du travail pour venir vous embêter, ni d’inspecteurs qui vont avec.
On meurt beaucoup chez Pegatron, ces temps-ci, à manipuler des produits chimiques pour fabriquer des composants indispensables aux jolies petites machines d’Apple qui a enfin trouvé avec la Chine, malgré ses promesses citoyennes, l’eldorado de la sous-traitance façon esclavage. Pas de syndicats, pas de formation et des visites médicales au moment de l’embauche particulièrement coulantes. Cinq décès suspects depuis septembre. Oui, quand même… Shi Zaokun avait lui été jugé en excellente santé. Il est donc mort en excellente santé d’une pneumonie, un mois après son recrutement.
Les dirigeants chinois ont très bien compris l’espace. Ils ont très bien compris aussi que la libre entreprise la plus échevelée avait trouvé dans le totalitarisme stalinien son cadre idéal. Ils sont moins naïfs que nos économistes occidentaux qui nous répètent à longueur de journée que le capitalisme, ça ne peut aller de pair qu’avec la liberté politique. Vous irez raconter ça au fantôme de Shi Zaokun, ça le fera sourire.
C’est dommage qu’il n’ait pas tenu quelques semaines de plus, d’ailleurs. Dans la mythologie chinoise, Lapin de jade est une divinité apothicaire qui pile dans un mortier un élixir d’immortalité. Cela aurait été de toute façon un moyen plus sûr de le sauver que de compter sur les promesses d’Apple.
Ou sur notre mauvaise conscience de consommateur.
*Photo : euronews.
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