Autour des faits divers sanglants de la semaine survenus en France flotte un inquiétant parfum de culture tribale, voire de charia.
L’information fonctionne par épidémies. Nous avons eu la série des attaques aux couteaux, celle des agressions sexuelles ou bien encore la série de faits divers autour du harcèlement scolaire. Un phénomène morbide chasse l’autre, révélant une société en décomposition avancée, sorte de civilisation zombie qui marche inlassablement vers sa propre ruine. Présentement, ce sont donc les bastonnades mortelles de collégiens et les polices des mœurs improvisées armées de couteaux qui attirent l’attention des caméras. Comme à l’accoutumée, diverses explications sociologiques et atténuations sont proposées pour « expliquer » ces gestes, sans que quiconque ou presque n’ose s’aventurer vers le seul domaine qui puisse nous permettre de comprendre la phase que nous traversons : l’anthropologie.
Gueule de bois
Dans un article de l’année 1929, Stefan Zweig écrivait que « quelles que soient nos divergences d’opinions, il est un fait sur lequel nous sommes à ce jour tous d’accord, d’un bout à l’autre de la planète : notre monde se trouve aujourd’hui dans un état anormal, il traverse une grave crise morale (et éthique) », puis il ajoutait que « les individus, mais aussi les races, les classes et les États semblent davantage enclins à se haïr les uns les autres qu’à se comprendre. Ni les individus ni les nations ne croient en une évolution paisible et productive ». Un constat qui était alors d’une grande lucidité. Un constat que l’on peut décalquer au mot près sur l’Europe contemporaine, spécifiquement la France qui en est le carrefour et la synthèse ethnoculturelle. Le continent et notre pays ont la gueule de bois depuis 1945. Ils sont oikophobes et encore trop iréniques. Notre fièvre est, comme en 1929, due au « bacille tenace » de la guerre, mais aussi à des névroses idéologiques qui nous empêchent même de formuler ce que nous vivons, de l’envisager dans son entière réalité.
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Le jeune Shemseddinne a été tué parce qu’il a échangé avec une adolescente d’une cité voisine. Il en est mort, battu par un Männerbund mené par les frères de la jeune fille devant son collège. Les frères et leurs amis ne voulaient pas que la honte engendrée par l’image de « fille facile » que pouvait avoir leur sœur ne rejaillisse sur l’ensemble de leur communauté. Il leur fallait faire un exemple. Face à cette vendetta primitive qui rappellera les totems et les tabous freudiens, de la plus haute préhistoire, le maire de Viry-Chatillon a semblé coi. Emu et pleurant devant les caméras, Jean-Marie Vilain a dénoncé un « drame absolu » dont la raison ne saurait être que « futile ». Dans un même ordre d’idées, la préfète de l’Essonne s’est montrée décontenancée, ne comprenant pas qu’une telle tragédie ait pu se produire dans un département et un collège qu’elle jugeait « tranquilles ».
Des crimes d’honneur ?
Il y a ici les signes d’une inaptitude à cerner son propre voisinage. Ce que l’esprit de Monsieur Vilain ne peut admettre, c’est que les raisons de ces jeunes étaient de leur point de vue tout sauf « futiles ». Elles étaient essentielles, sinon vitales à la cohésion du groupe, à leur honneur. Dans un excellent article de la Revue Française de psychanalyse, intitulé La rage, la honte et la culpabilité (aux origines du malaise dans la culture), François Duparc affirme que « si trop d’émotion tue la pensée, pas assez provoque sa sclérose » et tente de problématiser cette question déterminante : « Existe-t-il vraiment une hiérarchie entre la honte et la culpabilité qui ferait des civilisations de la honte une variante pathologique ou culturellement plus proche de la barbarie, que les civilisations de la culpabilité ? »
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L’Occident contemporain, par ses savantes constructions théoriques et juridiques, mais aussi son substrat religieux, est sûrement arrivé au dernier degré de la culture de la culpabilité. Mais il héberge désormais en son sein des micro-sociétés en propre qui n’ont absolument pas intégré cette norme et vivent avec la « culture de la honte ». Est coupable non pas celui qui a intériorisé ses mauvais comportements mais celui qui fait honte au groupe et est donc désigné par l’ensemble de ses membres comme ayant adopté un comportement inapproprié. De la même manière, le migrant algérien qui a poignardé à Bordeaux des gens originaires d’Afrique du Nord, comme lui, parce qu’ils buvaient durant l’Aïd, devait-il sûrement se vivre en justicier réparant la honte qui était faite à sa religion bien plus qu’en criminel aveugle.
Tyrannie communautaire
Notre difficulté est donc d’ordre purement anthropologique. Si tous ces gens gagnaient 20 000 euros par mois, ils ne changeraient nullement de mentalité, de culture. Quant à ceux qui le souhaiteraient, ils sont aussi sous la menace permanente de la tyrannie communautaire. L’agression de Samara par d’autres adolescentes devant son collège de Montpellier, qui s’habillait comme elle l’entendait, répond à cette même logique. De fait, sa mère a d’ailleurs dû affirmer son attachement à sa culture et dénoncer « la récupération de l’extrême droite », en l’occurrence inexistante, pour protéger toute sa famille d’une nouvelle réplique intraethnique.
Deux excès se font face. Le nôtre, qui tue l’instinct et toutes les inclinations naturelles, qui nous domestique et au fond nous soumet à un esclavage moral, nous ôtant toutes nos défenses immunitaires collectives. C’est la famille nucléaire héritée du christianisme. Le leur, qui supprime toute intériorité aux individus et les empêche de penser, les livrant à l’expression immédiate de leurs humeurs. C’est la logique tribale. Cela ne peut que très mal se finir.
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