Les soixante ans de carrière de la petite fille de Français moyens font la synthèse entre les paillettes à l’américaine et la culture de la France profonde. L’idole des yéyés, de la disco puis de la variété sort un nouvel album, « Venue d’ailleurs ». Une autobiographie musicale.
Se diriger vers la Maison de la radio pour rencontrer Sheila, c’est un voyage dans le temps, une promenade dans la mémoire. La mienne, celle d’une femme qui a grandi dans les années 1970, et notre mémoire collective, car voilà soixante ans que la petite fille de Français moyens partage notre vie. Sheila nous appartient. Preuve en est, ce technicien de France Inter qui se presse devant la vitre du studio où la star enregistre une émission. Il veut l’apercevoir.
Cette femme de 75 ans, à l’étonnante silhouette de jeune fille, à l’allure fraîche et soignée, se prête volontiers au jeu de l’interview. Le 2 avril dernier, est sorti son 27e album, « Venue d’ailleurs », qui est déjà numéro deux au hit-parade, comme on disait dans le temps.
Sheila a travaillé quatre ans sur ce disque qui lui tenait tant à cœur, qu’elle voulait comme une autobiographie chantée, soixante ans de carrière d’une immense vedette populaire, et autant de la vie d’une femme qui connut à la fois l’enfer et le paradis.
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Pour cela, elle s’est entourée de jeunes auteurs, comme Amaury Salmon pour « La Rumeur » et Maxime Legrand pour « Tous yéyé ». Elle tenait également à la participation de ses vieux camarades américains : Nile Rodgers et Keith Olsen qui l’ont accompagnée durant son époque disco, quand sa carrière est devenue internationale. Lorsque je lui demande pourquoi elle n’a pas fait appel à Étienne Daho, grand fan de yéyé, qui a travaillé avec Françoise et Sylvie, elle me répond qu’elle n’aime pas faire comme tout le monde. Cela lui réussit, car cet album est surprenant, l’évocation des moments les plus noirs de sa vie, la fameuse rumeur selon laquelle elle était un homme, lancée par son manager de l’époque, Claude Carrère, et la mort tragique de son fils Ludovic, en 2017, sont abordés tout en finesse, avec pudeur et sans pathos. Elle revisite ses débuts de petite chanteuse à couettes avec une nostalgie sans complaisance et sa période disco avec l’énergie de sa jeunesse qui semble éternelle.
Cette rumeur, donc, l’a marquée pour toujours, mais elle n’hésite pas aujourd’hui à l’aborder, à lui tordre définitivement le cou : « La rumeur a condamné Annie à vie », chante-t-elle. En une sorte de lapsus auditif, j’ai compris, à la première écoute : « La rumeur a condamné Annie à la vie. » Oui, Annie Chancel est diablement vivante, dans une longue interview accordée au journaliste belge Sébastien Ministru, elle dit « boxer » lorsqu’elle est sur scène. Et elle boxe à la scène comme dans la vie. Infatigable, elle se relève sans cesse, butée, elle dit obtenir ce qu’elle veut, quand elle le veut.
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Elle a connu l’innommable et l’innommé, la mort d’un enfant. Elle en parle avec beaucoup de dignité : « Il était impérieux que je le remette dans la lumière et que l’on arrête de bavasser à son sujet », dit-elle au sujet de Ludovic, mort par suicide d’une overdose de médicaments et qui a fait la une des journaux à scandales. « Je voulais quelque chose comme un poème, pour le remettre dans la lumière. » Le parolier a donc filé la métaphore d’un cheval emporté dans un galop qui lui sera fatal : « Je n’ai pu ralentir ta course, je n’ai pu te faire rebrousser chemin. » La chanson s’intitule « Cheval d’amble » et je défie n’importe quelle mère de pouvoir retenir une larme en l’écoutant.
D’où Sheila tient-elle cette énergie et cette volonté hors du commun ? De son éducation probablement. La petite fille de Français moyens a vite quitté l’école pour parcourir les marchés avec ses parents, qui vendaient des bonbons. Mélange de douceur et de rudesse. « Je passais les week-ends à emballer des œufs au moment de Pâques, des pères Noël en chocolat, l’hiver, il fallait casser la glace à cinq heures du matin. »
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À la différence de France Gall et Sylvie Vartan, dont le père et le frère étaient dans la musique, Sheila vient de nulle part. Un véritable destin à l’américaine. C’est cela Sheila, une héritière de l’entertainment façon Broadway ou Las Vegas. C’est sûrement pour cette raison qu’elle s’est sentie si bien lorsqu’elle a travaillé aux États-Unis. Ce fut pour elle une période bénie, où elle a pu vivre l’adolescence qu’elle n’a pas eue. « Je me suis libérée là-bas, j’ai fait la folle, dansé toutes les nuits. » Mais l’entertainment, ce n’est pas dans notre culture. Plus généralement, et on touche ici un point sensible pour Sheila, la culture populaire est mal considérée dans notre pays. Le clergé de la culture distingue le pur – la chanson à textes – de l’impur – la variété, surtout celle des années 1970. Elle a proposé un spectacle acoustique aux maisons de la culture. Celles-ci ont refusé. Héritière des paillettes à l’américaine donc, mais aussi de la France profonde, des clochers et des campagnes, Sheila/Annie tient de sa grand-mère, sorcière du Cantal qui faisait tourner les tables, un goût pour la magie, pour les spiritualités dites new age. « Vous savez, on me prend peut-être pour une folle, mais mes parents, mon fils, sont près de moi, je leur parle. » En 2022, pour fêter ses soixante ans de carrière, la magicienne jettera une nouvelle fois un sort à son public à la salle Pleyel. Sous le charme, je n’ai pu m’empêcher de lui avouer, dès le début de l’interview : « Sheila, c’est toute mon enfance, et ça ce n’est pas rien. »