« Le plaisir sexuel ? J’y ai droit. » Cette revendication est le mot d’ordre qu’on trouve sur la Ligne Azur, site internet recommandé par l’Education Nationale pour initier les collégiens et les lycéens à la sexualité. Sexualité ? Pas n’importe laquelle : cette sexualité que la théorie du genre aura rendue plus libre, c’est-à-dire, selon le sens actuel du mot « liberté », toujours plus soumise à l’indétermination. Les autres slogans présents sur le site, sous forme de questions que devront se poser tous les jeunes, parlent d’eux-mêmes : « Homo, bi, hétéro… où suis-je ? », « Homme, femme, trans… où suis-je ? » Où en est-on, en effet ?
L’équation est pourtant simple : « Plaisir + droit = bonheur ». Comme il n’est de plaisir plus fort que l’expérimentation sexuelle (avec les saucisses blanche et l’héroïne), on atteint aujourd’hui quelque chose comme le Paradis Terrestre, celui que les Droits de l’Homme nous avaient promis.
Soit.
Quand quelqu’un qu’on aime dit n’importe quoi, fait n’importe quoi, est sur le point de nuire à sa vie et pourrait regretter ce qu’il s’apprête à faire, on a non seulement le droit mais le devoir de l’arrêter : de jouer ici et maintenant, avec tous les égards qu’on lui doit, le rôle du réel. Car le réel laissé à lui-même serait, dans la sanction qu’il oppose aux désirs et aux délires humains, plus impitoyable que nous n’oserions l’être. La paire de claque (la gifle aller-retour) mime la dureté du réel sans en avoir l’indifférente cruauté. Il vaut mieux finir au coin qu’au bas de son immeuble : la colère d’un père contre l’enfant penché à la fenêtre est plus douce que la chute uniformément accélérée des corps dans le vide. Il vaut mieux finir en cellule de dégrisement que dans la tôle froissée de sa voiture : le châtiment juste, c’est le réel proportionné à l’homme, c’est sa sanction moins son aveuglement.
Allons-y donc pour la paire de claques qu’une telle revendication (« Le plaisir sexuel, j’y ai droit ! ») suscite (et que tout collégien devrait se prendre s’il la lançait à ses parents au retour de l’école). Le plaisir, oui, tu y as droit. C’est un droit de l’homme, comme tout ce que tu voudras et que tu obtiendras par consentement, monnayé ou non, de tes partenaires. Mais souviens-toi au passage de ceci (claque aller : la paume de la main) : « il n’y a qu’un droit de l’homme, c’est d’aller enfer. »
Qu’est-ce à dire ? Ceci : nous sommes voués au Paradis, appelés à faire, du mieux que nous pouvons, notre métier d’homme. Mais nous pouvons toujours préférer nous comporter comme des cochons. J’ai vocation à aimer ma femme et mes enfants, à éduquer ceux-ci et à chérir celle-là, en traversant l’épaisseur du quotidien ; mais, rassurons-nous, j’ai toujours le droit d’aller en enfer : de les laisser regarder des émissions débiles et de tomber amoureux de cette jeunette qui me prend pour son père. Comme l’écrivait Léon Bloy, « il n’y a qu’un malheur, c’est de n’être pas des saints » : nous avons la liberté d’un tel malheur.
Or (claque retour : les phalanges), cet enfer auquel j’ai droit, le plaisir en est, ici-bas, la préfiguration. Hanté par l’idée paulinienne selon laquelle « maintenant nous voyons confusément, comme dans un miroir » (« per speculum in aenigmate »), avant la vision « face à face » (I Cor. XIII, 12), Léon Bloy, toujours lui, notait dans son journal : « Les plaisirs de ce monde pourraient bien être les supplices de l’enfer vus à l’envers, dans un miroir. » (Le Vieux de la Montagne, 29 mai 1908).
L’idée est si forte que je pourrais me passer de toute explication : il suffit d’être attentif au plaisir et à l’expérience qu’on en a. D’abord, le plaisir, en lui-même, ne vaut rien : il n’a de sens que dans la joie d’un partage. Il est au pire un droit individuel ; au mieux, il est ce qui vient par surcroît couronner la communion des hommes : cette bonne bouteille, bue solitairement, dès l’aube, raconte davantage ma misère que cette autre, pourtant de moins bon cru, que nous partageons entre amis. La joie seule est critère quand le plaisir, laissé à lui-même, est mécanique seulement : sa répétition nous prend dans ses rouages. C’est l’alcoolique, le toxicomane, l’obsédé sexuel. C’est le ressort actuel de l’aliénation des jeunes à la pornographie et aux skins party. Selon Epicure, le père de l’hédonisme, le plaisir est frottement : son étincelle est de bien basse engeance. Il est en outre ambigu : du chatouillement au shoot d’héroïne, on le voit brouiller tous nos repères. La volupté, prise pour elle-même, est quelque chose comme une torture qui nous agrée. De toute façon, elle promet toujours moins que ce qu’elle donne : sa gueule est de bois.
« Qui n’a vu un bordel à cinq heures du matin ne peut se figurer vers quelle lassitude s’achemine notre planète. » (Cioran, Syllogismes de l’amertume) J’ajouterais : qui n’a contemplé la Tentation de S. Antoine, peinte par Jérôme Bosch ou gravée par Jacques Callot, ignore vers quelle infernale orgie se précipite l’Occident, avec l’appui, semble-t-il, de ses institutions.
« Le plaisir sexuel ? J’y ai droit. » Il est infernal, en effet, d’être ainsi pris à hauteur d’animal (le plaisir ne nous spécifie pas comme homme), d’être à la fois moins qu’humain sans être plus tout à fait ni homme, ni femme (le plaisir ignore toute distinction : l’essentiel est que ça frotte).
Si rien n’est superficiel comme une « civilisation » hédoniste, rien, pourtant, n’est plus abyssal que sa destinée.
*Photo: l’Enfer par Giotto, chapelle des Scrovegni, Padoue
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