Enfin une grande cause qui me parle: après le Téléthon vs Miss France, le monde des lettres s’est enfin décidé à sauver Régis Jauffret. L’auteur de Sévère, mais pas que, est assigné en justice par la famille de feu le banquier Edouard Stern, qui considère qu’il y a sali l’honneur défunt. Une pétition publiée par les Inrocks circule, pour défendre le droit à la littérature, fût-elle, contrairement à la formule rituelle, inspirée de faits et de personnages ayant réellement existé.
On se fâche à Saint-Germain-des-Prés, et, pour une fois, on a raison. Qu’on laisse Régis Jauffret faire ses livres. Qu’on me laisse les lire. Moi, j’ai toujours aimé Régis Jauffret, depuis Clémence Picot, bêtement ouvert sur une plage, alors que je m’ennuyais. J’ai tout de suite compris que ses romans ne se lisent pas comme ça, qu’ils grattent comme du papier de verre et mettent mal à l’aise, quoique je ne sache toujours pas pourquoi. Pour Sévère, même punition, si j’ose dire. Il « s’enfonce dans un crime, le visite, le photographie, le filme, l’enregistre, le mixe, le falsifie. » La petite histoire littéraire raconte qu’il a même dû changer d’éditeur pour publier l’affaire, Gallimard ayant eu peur d’un recours de la famille contre le livre. Qui arrive donc aujourd’hui. Peu après il a continué au Seuil avec Tibère et Marjorie, l’histoire d’un ministre pervers et de sa maîtresse, qui l’est tout autant. Pourquoi pas une plainte venant du Secrétariat général du gouvernement…
Mais dans le fond, peu importe. Je ne suis pas inquiète, je crois qu’on pourra toujours écrire sur des crimes, des histoires vraies ou fausses, en écrivant roman sur la couverture. Evitons juste de faire semblant de croire que si le livre se vend, ce sera grâce au seul talent littéraire de l’auteur, et que certains lecteurs ne l’achèteront pas uniquement parce que ça leur rappelle ce qu’ils ont dévoré et adoré dans Paris Match.
Pas de quoi fouetter un écrivain
Parce que le problème -s’il y en a un- avec Sévère, c’est qu’il dévoile notre fascination perverse pour le crime. Enfin la mienne. Et, de fait, surtout pour le crime qui punit les riches. Et là, c’était un cas d’école à lui tout seul : Stern, le méchant banquier sans foi ni loi, tueur d’antilopes et de lions, amateurs d’armes, amis des puissants y compris les moins recommandables… j’arrête là les clichés, sans oublier de mentionner son goût pour le sadomasochisme, qui lui vaudra d’être retrouvé mort dans une combinaison en latex chair (Ah la la, le nombre de débats dans les rédactions autour de la couleur de cette combinaison…). Et puis il y a la maîtresse, les maîtresses, et aussi l’enfant illégitime mort ou assassiné par la nounou bulgare. Bon sang, en écrivant, là, je me rends compte des monstrueux stocks de détails que j’ai retenus sur cette affaire.
Pour tout vous dire, ce n’est même pas le crime qui me fascine, c’est qu’à la fin certains riches paient. Et tant pis pour ceux qui prendront au premier degré cette remarque frappée au coin du gauchisme et du moralisme catholique les plus obtus. Envisageons aussi qu’on puisse traiter avec un peu de distance et d’humour son inconscient, fût-il cimenté par la lutte des classes. Ce prix que payent nos amis les riches donc est parfois élevé et c’est encore meilleur si on trouve la facturette dans une mare de sang.
Les riches paient leur arrogance, leur pognon, leurs manières qu’on imagine décadentes.
Et il faut un crime, un juge et quelques policiers pour qu’on lève un peu le voile sur la vraie vie du banquier dur en affaires. Et plus c’est moche, et plus ça nous plait. Le riche est débauché, cruel, n’a pas de morale, traite mal les femmes – pas la sienne quand même, quoique, ça se discute. On échafaude des complots, et inévitablement les livres tombent. C’est justice, des histoires pareilles, ça n’arrive pas tous les jours.
Avant le Jauffret, sur la même affaire, Il y avait déjà eu Le fils du serpent, du journaliste Airy Routier, autoqualifié de romanquête par l’auteur. Lequel, flairant le bon coup, avait rassemblé un paquet d’anecdotes sur Stern et avait comblé les vides par un petit travail d’imagination, qu’il n’a avoué que quand la famille procédurière lui est tombée sur le râble. Mais vrai ou faux, on en avait eu pour son argent…
À ce titre, je regrette solennellement la réconciliation familiale chez les Bettencourt. Ça avait si bien commencé, sans trop de scènes sado-maso hélas, mais on avait l’ile d’Arros et ses moustiques et son supposé gigolo pour faire marcher la machine à fantasmes, sans oublier les écoutes des majordomes soucieux de protéger Madame. On nous annonce Jean Rochefort dans le rôle de Liliane, je ne suis pas sûre que ça fasse un bon film. Qu’on lâche plutôt un bon écrivain sur l’affaire. Et pour faire un bon livre, il va falloir de l’imagination dans la mesure où presque tout a déjà été dit, ou, plus exactement, où le lecteur compulsif de presse a l’impression d’avoir déjà tout lu. C’est ce que la famille reproche d’ailleurs à Jauffret dans Sévère : être allé plus loin, ou moins loin que la réalité. En l’occurrence, être allé dans la tête de la tueuse, là où la presse et les lecteurs ne vont jamais.
Alors qu’on laisse les riches s’entredéchirer, qu’ils se fouettent, se trahissent, prennent des maîtresses blondes et maigres qui appuient sur la gâchette quand on leur dit « Un million, c’est cher pour une pute » (la phrase qui aurait fait craquer Cécile B, la maîtresse d’Edouard Stern). Qu’ils fassent des dons à des photographes mondains, déshéritent leurs enfants, menacent le patrimoine familial.
Comme dit Régis Jauffret dans le préambule de Sévère : « Personne n’est jamais mort dans un roman. Car personne n’existe dedans. Les personnages sont des poupées remplies de mots, d’espaces, de virgules, à la peau de syntaxe. La mort les traverse de part en part, comme de l’air. Ils sont imaginaires, ils n’ont jamais existé. Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c’est moi qui l’ai inventée. Si certains s’y reconnaissaient, qu’ils se fassent couler un bain. »
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