Daoud Boughezala. Une étude du ministère de la Défense sur la radicalisation dans l’armée mentionne une dizaine d’individus suspects de sympathie avec le djihadisme. Qu’en est-il réellement ?
Elyamine Settoul.[1. Elyamine Settoul est chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), missionné par le ministère de la Défense pour étudier le phénomène de radicalisation islamiste.] Selon les informations de la DPSD (Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense), l’organe de renseignements auprès des armées, une dizaine d’individus radicalisés ainsi qu’un groupe plus large d’une cinquantaine de personnes ont plus ou moins fait l’objet d’une enquête.
Comment définissez-vous la radicalisation ? Qu’est-ce qui distingue la dizaine de cas de la cinquantaine de personnes qui a fait l’objet d’une enquête ?
Il faut penser la radicalisation comme un processus graduel par lequel les individus adoptent des idées islamistes pouvant aller jusqu’à soutenir des actes violents. Je n’ai aucune information sur les dix militaires concernés mais dans le milieu des radicalisés aujourd’hui, il y a une extrême variété de profils, des diplômés, des non-diplômés et des nouveaux convertis, puisqu’on estime à 30% le nombre de jeunes convertis partis rejoindre Daech. J’ai observé trois configurations de radicalisation en lien avec les armées.
Lesquels ?
Il y a les jeunes gens dans un premier temps attirés par l’armée, comme Mohamed Merah ou Hasna Aït Boulahcen, la jeune fille complice des attentats de Saint-Denis. Ces personnes un peu paumées viennent de familles assez disloquées et rêvent d’intégrer l’armée française parce qu’ils cherchent un cadre affectif, une famille de substitution. D’autres djihadistes sont passés par l’armée avant de se radicaliser, comme Lionel Dumont du gang de Roubaix. Dans cette configuration, la socialisation professionnelle militaire peut-être réinvestie au service d’actions terroristes. Enfin, un troisième cas de figure plus rare concerne les cas de radicalisation au sein de l’armée. On n’a que deux exemples connus aux Etats-Unis.
Il s’agit souvent de gens fragilisés psychologiquement, voire psychiatriquement, qui ont très souvent subi des discriminations au sein de l’armée parce qu’ils étaient musulmans et retournent un jour leurs armes contre leurs collègues. On n’a pas encore été confronté au cas du jeune qui rentre dans l’armée stratégiquement en se disant qu’il va tuer ses collègues. Mais cela pourrait arriver si l’on n’accorde pas suffisamment de vigilance à la cohésion interne.
En général, comment un jeune se radicalise-t-il ? Dans les mosquées, sur Internet ?
Les mosquées sont plutôt bien contrôlées par les services de renseignement, c’est plutôt l’œuvre de recruteurs locaux, dans des villes comme Trappes, Sevran ou Nice, qui enrôlent les jeunes dans les rangs de Daech. Et il y a aussi les sites Internet qui jouent un rôle dans un second temps mais ces derniers constituent rarement l’élément déclencheur de la radicalisation. Très souvent, des jeunes s’engagent en groupe à travers des fratries ou des bandes d’amis, comme on a pu le voir à Vesoul où un groupe de convertis est parti rejoindre l’Etat islamique en Syrie.
Les frères Merah, Tsarnaev, Kouachi. Abdeslam, El Bakraoui : les exemples de terrorisme « familial » abondent. Pourquoi les djihadistes agissent-ils si souvent au sein de la même famille nucléaire ?
La fratrie est une ressource pour le combat car elle donne du courage à ses membres. D’autre part, afin de contourner le maillage mis en place par les services de renseignement, le frère ou l’ami proche est une personne de confiance, souvent la meilleure personne avec laquelle commettre ce type d’acte. J’ai analysé ce phénomène socio-anthropologique dans mon article « La fratrie comme arme de combat ».
Certains spécialistes de l’islamisme, comme Gilles Kepel, montrent du doigt la responsabilité du salafisme, fût-il piétiste, dans la trajectoire menant certains musulmans au djihadisme. Que pensez-vous de cette thèse ?
À ma connaissance, il n’y a pas d’étude étayée établissant un lien direct entre le salafisme et les départs de jeunes en Syrie. La majorité des jeunes qui partent en Syrie n’a pas baigné dans le salafisme, ils n’ont pas une très grande connaissance de la religion ni une pratique très forte. Ce sont plutôt des jeunes qui se sont convertis à la va-vite, en quête d’identité ou d’adrénaline et qui au bout de quelques semaines peuvent se retrouver en Syrie.
Ceci étant, le développement du salafisme dans les quartiers populaires est indéniable et contribue à développer chez les jeunes un sentiment d’altérité entre le “eux” musulman et le “nous” de la société. Là-dessus, je rejoins l’analyse de Gilles Kepel, bien que le continuum entre salafisme et djihadisme n’ait pas encore été prouvé.
Après le double assassinat de Magnanville, les musulmans de Mantes-la-Jolie ont battu le pavé pour exprimer leur refus du terrorisme. Cette réaction est-elle salutaire ?
Les musulmans en ont assez de se voir montrer du doigt parce qu’à chaque attentat on leur reproche de ne pas se manifester, sous-entendant ainsi qu’ils cautionnent les actes commis. Mais ils se sentent tellement français qu’ils ne ressentent pas la nécessité de se révolter publiquement et se disent qu’il est évident de condamner ces actes criminels.
Aujourd’hui, une partie des musulmans de France manifeste son opposition au terrorisme pour montrer qu’ils sont de bons français et afficher leur « francité » de manière plus forte. La société dominante exerce une telle pression sur eux qu’ils défilent pour exprimer leur allégeance totale à la nation.
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