C’est arrivé au mitan des années 80 : la crise, le déclassement, la planification européenne, le progrès au forceps et les illusions perdues. Encore que les prémices de notre inexorable descente aux enfers soient apparues un peu plus tôt, dans cette période charnière qui va de la fin du règne VGE au tout début du pouvoir absolu de la rose. Entre tradition et modernité, comme dans un prospectus de syndicat d’initiative vantant un territoire sans intérêt avec une langue pâteuse et passablement élimée à force de trop lécher. Les communicants et les technocrates, les deux verrues de notre système éducatif, barbouillaient l’Hexagone à coups de slogans et de sectarisme. Ils voulaient notre bonheur contre notre bien.
Le monde d’avant se décollait par grosses plaques et l’avenir avait le goût saumâtre des dimanches soirs. Il nous a fallu une dizaine d’années pour se rendre compte du visage de notre pays où l’argent et la morale assombrissaient l’horizon. Trop tard, l’air était vicié. Nous avions perdu sans combattre, fidèle à notre sens de la débâcle. L’atavisme et la résignation ont plombé notre joie de vivre si tant est qu’elle ait existé un jour. Il est difficile de dire quand la France a choisi la voie de l’imitation. La mondialisation n’est rien d’autre qu’un numéro de ventriloquie. Une voix parle, seules les marionnettes changent avec la douloureuse impression à chaque fois de se faire mettre. Pour mieux comprendre ce passage entre deux mondes, la télévision s’avère un instrument de mesure d’une finesse d’analyse qu’aucun sondeur n’atteindra. Aucune marge d’erreur, tel un spectromètre, elle capte le moindre rayon, la moindre inflexion sociologique et tout ça, sans se coltiner de rugueux et soporifiques essais.
C’est le moment aussi où tous les grands intellectuels se sont mis à écrire dans un charabia qui faisait honte aux détenteurs d’un modeste et non moins solide certificat d’études. Ces grises années 80 n’ont pas le clinquant des seventies, le côté truqué de la disco et le faux-naturel du topless. On était loin aussi de l’insouciance gamine des sixties, il y avait pourtant ce goût amer des guerres coloniales qui a perduré si longtemps. Mitterrand à l’Elysée n’y changerait rien. Début 1980, la nostalgie s’installe dans les foyers et, cette fois-ci, les Trente glorieuses ont définitivement baissé le rideau. Dix ans après la flambée du pétrole, nous étions au pied du mur. La télé, instrument démagogique par essence, a saisi cet instant fugace où la mélancolie des existences tristes réchauffe les cœurs.
Les feuilletons vintage ou le reflet de ce que nous avons été
Comme il est bon parfois de pleurer, visionner des feuilletons vintage nous en apprend beaucoup sur ce que nous avons été. Un peuple où le bavardage courtois et le plaisir de se plaindre façonnaient les êtres, où les femmes à la voix grave nous empêchaient de dormir et où un semblant d’armature soudait encore les familles. En 1982, Nina Companeez présentait, sur Antenne 2, sa nouvelle série Le chef de famille produite par Mag Bodard. Elle y reprenait Fanny Ardant, Edwige Feuillère et Francis Huster, les héros des Dames de la côte. Une histoire de femmes sans féminisme béat et outrancier. La subtilité des rapports amoureux ne supporte pas les gros plans. Fanny Ardant interprète Katie, une trentenaire qui a réussi professionnellement dans l’édition (seule incohérence au scénario !) et soutient toute une tribu (mère, grand-mère, tante, fille). Les hommes n’y sont pas présentés comme des personnages secondaires, mais, au contraire, comme les spectateurs et les esclaves de leurs propres sentiments. Qui a pu croire, un instant, que les hommes menaient la danse ? Une ânerie répétée et exagérée par des suffragettes. Fanny Ardant qui incarne donc cette chef de famille est l’image la plus érotique de la décennie, d’un naturel à faire défaillir les places boursières. Le numéro cabot de Pierre Dux en gaulliste romantique vaut également le détour. Deux ans auparavant, la télé avait cédé aux sirènes du libéralisme échevelé. L’appât du gain devenait une valeur cardinale de notre République.
Aux Etats-Unis, Jonathan et Jennifer Hart (Robert Wagner et Stefanie Powers) jouaient aux justiciers milliardaires dans Pour l’amour du risque. La parfaite panoplie du fric superfétatoire, le viatique des futures « Panama papers ». En France, nous entamions la deuxième saison de Sam et Sally. Georges Descrières endossait le smoking d’un Arsène Lupin belmondesque, étrange croisement entre Bernard Tapie et Aldo Maccione. Cette comédie très légère, mise en scène par Joël Santoni, se regarde avec délectation pour la présence irradiante de Nicole Calfan, la femme fatale au doux regard d’enfant. Qui n’a pas vu Nicole, la rousse au carré court, monter dans une Cherokee Chief ne connaît rien aux élans du cœur ! A noter, le meilleur rôle de Jean-Pierre Coffe à la télé, dans l’épisode intitulée « La malle ».
En 1984, nous avons basculé vers cet ailleurs hors-sol. La Une, pas encore privatisée, avait des envies d’expansion économique. Pas loin de 200 lieux de tournage pour Billet doux, la série de Michel Berny et André Ruellan, avec, en vedette, Pierre Mondy qui court après ce fameux billet de 500 francs qui doit l’innocenter. Au casting, une palanquée d’acteurs européens, coproduction oblige, notamment la très charnelle Delia Boccardo, la musique de Vladimir Cosma et déjà le parfum d’une société plus aseptisée, mixée à la Bruxelloise. Si n’est Pierre Mondy, notre plus belle mire, qui s’accroche irrémédiablement au monde d’avant.
Le chef de famille – 2 DVD – Ecrit et réalisé par Nina Companeez – Koba Films Video.
Sam et Sally (saison 2) – 2 DVD – Mise en scène Joël Santoni – LCJ Editions.
Billet doux – 3 DVD – Réalisation Michel Berny – LCJ Editions.
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