Au même titre que la DS, le strip-tease, l’abbé Pierre, le steak-frites ou l’affiche électorale, la Série noire aurait pu figurer dans les Mythologies, où Roland Barthes a croqué sur le vif les symboles les plus marquants de la société française de la fin des années 1950. Ces signes familiers à tous prenaient soudain sens et dévoilaient l’esprit d’une époque en décryptant son paysage visuel et sonore, intellectuel et idéologique. La Série noire, collection de polars créée en 1945 au sein des éditions Gallimard, qui fête donc ses 70 ans cette année, est, de fait, une mythologie française de plein droit. À sa grande époque, il aurait été difficile de trouver une famille, toutes classes sociales confondues, qui ne possédât pas quelques livres à la célèbre couverture noire au liseré blanc dont le jansénisme (il ne faut jamais oublier l’ADN très parpaillot de la NRF) contrastait avec les illustrations plus ou moins dénudées et sanglantes des autres collections de l’époque. On les apercevait sur le coin d’une table de nuit, dans la bibliothèque d’une maison de campagne, en pile au pied du lit de l’insomniaque, dans le barda du soldat en permission, voire sous les lambris dorés des beaux quartiers où la grande bourgeoise bovarysait en s’encanaillant avec des détectives qui buvaient trop et la bousculaient agréablement.
Certes, dans le registre de la sobriété, la très respectable collection Le Masque, avec sa couverture jaune et son logo mêlant un masque et une plume, créée avant-guerre, avait le privilège de l’ancienneté. Entre Le Masque, éditeur d’Agatha Christie, et la Série noire, qui popularise James Hadley Chase, il y a la même différence que dans le vieux parallèle scolaire entre Corneille et Racine : Le Masque, c’est l’humanité telle qu’elle devrait être, la Série noire telle qu’elle est.[access capability= »lire_inedits »] Au Masque, les meurtres en chambre close dans les châteaux écossais et les vieilles dames charmantes qui confondent l’assassin du colonel Moutarde avec le chandelier dans la bibliothèque. À la Série noire, les bas-fonds des grandes villes, les femmes fatales aux yeux mangés par la nuit, les dérives alcooliques et violentes, les collusions entre politiques, flics et briseurs de grève, comme dans Moisson rouge, de Dashiell Hammett, paru aux États-Unis en 1929, en France en 1932, mais qui connaîtra une véritable audience seulement avec sa reparution à la Série noire, en 1950. Moisson rouge est considéré comme le titre emblématique d’une collection qui a toujours préféré le roman noir plutôt que policier. La différence entre les deux n’est pas mince. Le roman policier postule que le monde est en ordre, et que le crime qui vient rompre cet ordre est un accident malheureux qu’un policier ou un détective au cœur pur auront vite fait d’éliminer pour revenir à l’harmonie brisée. Le roman noir, lui, nous invite dans un monde chaotique, violent, injuste, aux frontières de plus en plus floues entre le bien et le mal, sans véritables héros.
Le choix du roman noir, inscrit dans le nom de la collection, a sans doute été inspiré par les bonnes fées, héritières du mauvais esprit surréaliste, qui se sont penchées sur son berceau. On entend parler de Boris Vian, de Raymond Queneau, de Jacques Prévert, qui l’aurait baptisée, et surtout de Marcel Duhamel, son premier directeur jusqu’à sa mort, en 1977. La vie et la personnalité de Marcel Duhamel ne sont pas pour rien dans le caractère unique de la Série noire où se côtoient sans distinction de purs romans de gare signés par le prolifique Carter Brown et les œuvres, aujourd’hui publiées comme des classiques, de grands écrivains américains comme Hammett, Chandler et son détective Phil Marlowe, W. R. Burnett, James M. Cain ou Horace McCoy.
Autodidacte de génie, Marcel Duhamel était, à sa manière, un personnage de roman noir. À 15 ans, il fugue de son internat de Montreuil-sur-Mer et devient groom dans un grand hôtel à Londres, où, nécessité faisant loi, il apprend l’anglais. En 1920, alors qu’il effectue son service militaire en Turquie, il rencontre Prévert à Istanbul et noue avec lui une amitié qui sera indéfectible. Grâce à Prévert, il fréquente le groupe surréaliste et entame une carrière d’acteur mais aussi de traducteur, devenant ainsi dès avant la guerre l’un des premiers connaisseurs des grands noms du roman noir américain, tout en traduisant des classiques comme Hemingway, Steinbeck et Caldwell.
Une autre des fréquentations littéraires de Duhamel, Marcel Achard, est indirectement à l’origine de la Série noire. Nous sommes à l’été 1944, on se bat dans Paris. Marcel Achard, qui rentre des États-Unis après quatre ans d’absence, confie à Duhamel, devenu agent de Gallimard, une malle pleine de titres originaux écrits par des auteurs inconnus, parmi lesquels figure un certain Peter Cheney. Avec le Débarquement, les GI ont apporté avec eux le be-bop, les bas nylon, mais aussi les pulps, ces fascicules bon marché vendus à des millions d’exemplaires qui racontent des histoires d’un nouveau genre de noir. Un an plus tard, en septembre 1945, les lecteurs découvrent La Môme vert-de-gris et Cet homme est dangereux, tous deux signés Cheney.
L’ironie est que Cheney n’est pas américain mais anglais et que son héros, l’agent spécial Lemmy Caution, immortalisé par Eddie Constantine au cinéma, reste moyennement crédible. Mais l’Amérique est tellement à la mode qu’il faut à tout prix des auteurs américains pour satisfaire la demande, quitte à les inventer… Et c’est ainsi que l’on trouvera au catalogue pour le pire comme le meilleur les romans de Chase, un autre Anglais pur jus qui n’a jamais mis les pieds aux États-Unis, ou même de Français comme Serge Arcouët, qui publie des romans assez oubliables sous le pseudonyme de Terry Stewart.
La Série noire, très vite, bénéficie d’une grande cote d’amour chez les intellectuels. Sartre est un inconditionnel, et déclare préférer cette lecture à celle de Wittgenstein, de même que Giono, qui définissait les romans de la Série noire comme « nos modernes contes de fées ». À partir de 1948, la collection prend vraiment son envol et publiera jusqu’à une demi-douzaine de titres par mois. Évidemment, à ce rythme, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. D’ailleurs, les éditions Gallimard entretiennent des relations ambigües avec la Série noire, considérée comme patrimoniale mais aussi comme une cousine un peu trop fardée qu’il faut savoir cacher. Symboliquement, les locaux de la collection se trouvèrent longtemps dans… la cave de la rue Sébastien-Bottin. Les traductions ont parfois été faites au hachoir et certains romans mutilés de quelques dizaines de pages pour entrer dans le calibrage réglementaire du format poche. Le chef-d’œuvre mélancolique de Raymond Chandler, The Long Good-bye, n’a ainsi été connu dans sa version intégrale que récemment et a quitté son titre « d’époque » qui ne voulait pas dire grand-chose mais résumait une certaine désinvolture commerciale : Sur un air de navaja.
De même, on peut penser qu’aucune autre collection de Gallimard n’aurait pu voir dans les années 1970 et 1980 sa quatrième de couverture envahie par des publicités. Il est difficile en effet d’imaginer René Char, par exemple, sponsorisé par le parfum Balafre ou les cigarettes Bastos qui accompagnèrent toutes les parutions pendant cette période. C’est que la poule était une poule de luxe : 30 000 exemplaires vendus par titre et un nombre incalculable d’adaptations cinématographiques, y compris en France, où les cinéastes des années 1960 et 1970 comme Claude Chabrol, grand amateur du genre, puisent sans cesse dans le catalogue. Même Jean-Luc Godard en adapte plusieurs, dont, pour la télévision, un étonnant Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma qui n’a plus grand-chose à voir avec le roman de Chase.
Il n’empêche, il faut reconnaître à la Série noire et à ses directeurs successifs, Robert Soulat, Patrick Raynal, Aurélien Masson, un flair assez étonnant et parfois un vrai courage éditorial. On ne sait pas assez, par exemple, que des auteurs aussi importants que Jim Thompson, le numéro 1 000 de la collection avec 1 275 âmes, David Goodis ou Chester Himes, alors qu’ils étaient méconnus ou méprisés dans leur pays, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, ont trouvé à la Série noire un premier refuge où ils étaient souvent traduits en français avant même d’être publiés aux États-Unis. C’est la Série noire, aussi, qui donna ses lettres de noblesse à cet argot travaillant souterrainement notre littérature depuis les ballades en jargon du truand Villon. Albert Simonin, avec un célèbre numéro 148, intitulé Touchez pas au grisbi !, préfacé par Mac Orlan, est le seul auteur de Série noire à ce jour à avoir reçu un prix littéraire « officiel », celui des Deux-Magots, en 1953.
Dans les années 1970, la Série noire fait émerger le phénomène du néo-polar français, une conséquence littéraire de Mai 68. Jean-Patrick Manchette en sera le chef d’école, avec L’Affaire N’Gustro (1971), inspiré de l’affaire Ben Barka. Mort en 1995, édité aujourd’hui en Quarto, Manchette influence par son style glacé et sa vision de la société toute une génération d’écrivains de noir parmi les meilleurs, comme Thierry Jonquet ou Jean Vautrin. En prime, dans ses articles théoriques, il détecte assez vite la supercherie de l’antifascisme pavlovien et purement décoratif de pas mal d’auteurs. Manchette discerne aussi, d’une certaine manière, l’embourgeoisement du lectorat de polars, qui deviennent progressivement le genre de prédilection de la classe moyenne cultivée (un livre sur quatre vendus en France aujourd’hui). La Série noire prend acte de ce changement en abandonnant le format poche en 2005.
De la politique éditoriale d’Aurélien Masson, qui a pris les commandes en 2005, je ne saurais juger, ayant moi-même réalisé un rêve d’adolescent en publiant mes deux derniers romans sous sa houlette. Quant à savoir si je suis digne de cet honneur, c’est aux seuls lecteurs d’en juger, comme ils peuvent juger de la fidélité de la collection aux ambitions de ses inventeurs. Dans le manifeste publié il y a soixante-dix ans pour lancer la « Noire », Marcel Duhamel écrit : « Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la “Série noire” ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L’amateur d’énigmes à la Sherlock Holmes n’y trouvera pas souvent son compte. L’optimiste systématique non plus. L’immoralité admise en général dans ce genre d’ouvrages uniquement pour servir de repoussoir à la moralité conventionnelle y est chez elle tout autant que les beaux sentiments, voire que l’amoralité tout court. » Des livres qu’on ne peut pas mettre entre toutes les mains : cette formule pourrait être la feuille de tout écrivain, qu’il fasse dans le genre noble ou canaille.[/access]
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