Nous vivons une époque kärchérisée. Tout a été nettoyé à la javel, faut que ça brille, que ça reluise, que ça fasse propre ! Place nette ! Les multinationales n’aiment pas le gras, le lourd, le laid, le sale, le vrai. Elles ont des produits par milliers à écouler. Pas question que la moindre petite souillure vienne enrayer le cours de leurs actions. À partir des années 90, on a donc passé la France au désinfectant et c’est à grande eau qu’on a lavé, récuré notre beau pays pour lui donner ce goût aseptisé qu’on appelle parfois homogénéisation et que certains qualifient de « moderne ».
L’Europe nous surveille. Les légumes ont été calibrés, les mannequins ont vu leur poids et leur âge diviser par deux, les livres ont été allégés de leur contenu et amputés de leur style, quant aux hommes politiques, ils ont désormais des têtes de représentants de commerce ou de chefs produit. À leur décharge, tout le monde n’a pas eu « la chance » de se forger une culture politique dans le Maquis, les guerres de décolonisation ou l’affrontement des deux blocs. Quand on a juste bataillé pour sortir dans la botte de l’ENA ou d’HEC, on peut difficilement savoir comment les vrais gens vivent. Les beaux diplômes ne font jamais de grands hommes d’Etat, tout au plus d’habiles technocrates. Ils sont nécessaires pour faire tourner la machine administrative, pas pour guider notre Nation. Dans cette grande lessive, le cinéma a, lui aussi, perdu son fumet nauséabond. Nous avions pourtant dans les années 70, un maître du genre, un prince du salace à la drôlerie désopilante.
Le réalisateur Joël Séria, avec Jean-Pierre Marielle en tête de gondole, a commis de beaux produits estampillés « France 70’s ». De la gloriole, de la farce, de la fesse, des outrages et beaucoup de second degré. Séria, merveilleux sociologue de la province, touchait là où ça faisait mal, sans nous assommer de théories fumeuses post-soixante-huitardes très en vogue. Et ça grinçait aux entournures lorsque sa caméra nous montrait cette France moyenne qui nous paraît aujourd’hui si éloignée. A-t-elle-même vraiment existé ? À cette époque-là, on se cherchait, nous étions en transit dans cet inconfortable couloir censé nous amener vers le progrès et la prospérité. Joli résultat. La guerre n’était pas si loin. Les provinciaux vivaient encore sous le regard croisé de l’église et de la Libération des mœurs. Délicieux entre-deux où tradition et sex-shop jouaient une partie très serrée que ni l’un, ni l’autre n’ont finalement gagné. Les marchés ont été les plus forts. Pourtant ces hommes, un peu dégueulasses, un peu lâches, nous ressemblaient assez.
Aussi exubérant soit-il dans Les Galettes de Pont-Aven (film de l’été 1975), Henri Serin, VRP de métier, le coffre de sa R16 chargé de pébroques, honorant sa robuste commerçante au cours de sa tournée bretonne, avait plus de matière, de chair que les personnages abstraits du cinéma actuel. Cet automne 2013, relisez ce livre à l’origine du film qui vient de paraître en version poche aux Editions De Borée. On ne s’étonne pas que, dans notre monde qui lave plus blanc que blanc, Joël Séria ait presque disparu des écrans. Même s’il a tourné « Mumu » en 2010, portrait sensible d’un gamin sauvé in-extrémis par une instit (Sylvie Testud) aussi revêche qu’aimante, la folie Séria manque cruellement au cinéma français. Comment se fait-il que la suite des Galettes, intitulée « Pleine lune à Pont-Aven » ou son roman « Que viva cinéma ! » dont Marcel Aymé n’aurait pas renié le ton et la fantaisie, n’aient jamais vu le jour ?
Au lieu de nous inonder d’ineptes comédies romantiques, on rêverait que des producteurs courageux s’emparent, par exemple, de son dernier roman « Venice Beach California » paru en 2011, on aurait là, une œuvre originale, profonde et terriblement libre.
Les Galettes de Pont-Aven de Joël Séria – Collection Terre de Poche – Editions De Borée
Venice Beach California de Jöel Séria – Editions Léo Scheer
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