Vivons fâchés


serge koster brouilles

Rien n’est plus plaisant, finalement, que les livres qui n’appartiennent à aucun genre littéraire défini comme Mes brouilles, de Serge Koster. Ces livres qui récusent le roman s’amusent avec l’autobiographie, caressent l’essai, jouent avec la digression et taquinent le pamphlet comme on taquine le goujon. Koster, comme en son temps Bernard Frank, est un éminent et bougon représentant de cette technique qui consiste à refuser tout enfermement. Il y a sans doute de bonnes raisons à cela : Koster rappelle dans Mes brouilles qu’il est né juif, dans la France d’août 1940, ce qui justifie en soi la recherche systématique de chemins de traverse dans les amours, les amitiés, les livres, la vie.  En choisissant le prisme de la brouille comme naguère il avait choisi celui des blondes d’Hitchcock pour repasser le film de son existence, Koster se place sous le double patronage de Chamfort et de Léautaud.

Il choisit aussi un doppelgänger littéraire avec Alceste qui semble parfois le vampiriser et le pousser à de fâcheux raidissements peu compatibles avec la vie en société, surtout quand on est écrivain et que l’on doit évoluer dans le milieu littéraire. La susceptibilité des ego à vif de cette petite société a en effet vite fait de s’enflammer.[access capability= »lire_inedits »]   Car, comme nous le rappelle Koster, la brouille est d’abord une affaire d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes.  Avec sa coutumière érudition, plus proche, Dieu merci, du gai savoir que de la tartine universitaire, il passe quelques grands noms en revue, de Madame de Sévigné à Proust, et il écrit notamment de belles pages lumineuses sur Rousseau qui a « la rage de la brouille ». Et c’est bien entendu son propre portrait en creux que l’auteur trace à cette occasion : « Alceste nouvelle mouture, Jean-Jacques, que l’humiliation rend fou, dissèque les hontes qui auraient ruiné la bonté originelle. L’esprit de salon, la sécheresse de cœur, le luxe, la rationalité qui détruit le sentiment, autant de blessures qui le condamnent à faire le vide autour de lui. »

Koster est en effet lui-même un champion de la brouille et son livre devient à l’occasion un manuel de littérature française contemporaine et un répertoire du Tout-Paris intellectuel. On verra, par exemple, passer la silhouette de l’ami Roland Jaccard, bien connu des lecteurs de Causeur. Pour Koster, il y a les écrivains avec lesquels il a failli se brouiller comme Francis Ponge, ceux avec lesquels il s’est brouillé et réconcilié comme Michel Tournier, et ceux avec lesquels il s’est brouillé et jamais réconcilié comme Béatrix Beck, morte trop tôt pour qu’il puisse lui faire ses excuses. C’est l’inconvénient de la brouille, « cette autre manière de vivre ensemble » comme l’écrivait Sartre cité en exergue : parfois un des deux brouillés meurt et il ne reste que la frustration ou le remords pour le survivant. Un seul ennemi vous manque et tout est dépeuplé.  Nous touchons là le paradoxe le plus aimable de Mes brouilles : de manière maladroite, presque désespérée, la brouille apparaît encore au bout du compte comme une recherche de l’autre, une volonté d’exister pour lui, même en négatif. Alceste-Koster veut sans doute rejoindre « [son] désert où il a fait vœu de vivre » mais il le veut tout de même peuplé de ces fantômes qui l’ont blessé, qu’il a blessés et qui ont tissé la trame de ses jours.[/access]

Mes brouilles, Serge Koster, éditions Léo Scheer, 2014.

*Photo : Thragor.

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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