Serge Koster, décédé le mois dernier, appartenait à une espèce en voie de disparition: l’homme de lettres complet.
Chroniqueur à La Quinzaine littéraire, sur France Culture et au Monde, cet agrégé de grammaire puisait dans son métier de professeur de grec, de latin et de français, pour développer un rapport jouissif avec la langue dans une trentaine de livres, s’inspirant de Léautaud, de Montaigne, de Ponge ou de Racine… pour ne pas évoquer Hitchcock.
Je l’ai rencontré au premier étage du Flore : tous les vendredis, il prenait le thé avec Roland Jaccard. Leurs conversations ressemblaient à des matchs de ping-pong — passion partagée par les deux septuagénaires —, chacun renvoyait rapidement la balle, l’esprit et l’érudition remplaçant le topspin et le smash. Je les observais, hypnotisé, prenant des notes de temps à autre, dépassé par leur niveau. J’avais conscience d’assister à un moment historique, semblable à celui vécu par les spectateurs de la finale de Roland-Garros 1984, disputée par Lendl et McEnroe (pardon pour ce léger déplacement de métaphore).
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Geneviève, « l’Aimée », dédicataire préférée de ses textes, sa femme pendant six décennies, prétend que tous les hommes sont homosexuels : Koster et Jaccard — on les appelait par leurs patronymes — illustraient bien ce propos. Ensemble ils constituaient deux faces d’une même pièce : l’un fidèle, l’autre volage, ils cloisonnaient l’objet aimé afin de le sublimer, projet masculin par excellence. Le livre accompli, il incombait aux hommes de le disséquer, comme le veut la tradition talmudique. Quelle joie que de se réunir au Flore pour entendre leurs propos misogynes et auto-dérisoires, l’un s’appuyant sur Léautaud, l’autre Weininger.
Koster, de nature aimant, se laissait prendre dans les pièges tendus par Jaccard, le sadisme de ce dernier ne le dérangeait pas. Ce fut même par excès d’amour qu’il se brouillait avec ses amis, schéma récurrent à l’origine de son récit Mes Brouilles, où, avec son habituelle introspection acide, Koster raconte ses douloureuses ruptures dans le milieu littéraire.
Né en août 1940 à l’Hôtel-Dieu, en face de Notre-Dame, Koster fut caché pendant la guerre, puis abrité par l’O.P.E.J., où, à l’âge de sept ans, il a été circoncis, prenant connaissance de sa judéité. Pas rancunier, Koster n’en voulait pas à la France, au contraire, il s’est efforcé de fusionner son double héritage : « Toujours plus Juif à mesure des menaces et des offenses — je me posais la question : en quoi réside, à travers ma personne, l’humanité du Juif français ? Et je répondais : en l’alliance de la citoyenneté et de la conscience, de l’accidentel et de l’irrévocable, une forme d’appartenance au lieu et à soi qui ne me fut jamais promise. »
Son quotidien au lycée Voltaire lui permettait de servir sa véritable nation, identifiée dans Adieu Grammaire (Prix de la critique de l’Académie française, 2002) : « La langue française tout entière convoquée dans un volume constitue mon asile, mon trésor, ma patrie, mon salut ». Il n’a cessé de prêcher en faveur de ce salut, laissant son empreinte sur plusieurs générations d’élèves, gardant son allure de professeur de lettres, avec ses vestes en tweed, comme on l’a vu sur une émission de Apostrophes en 1985, où il s’est vu reprocher par Pivot son intelligence et la difficulté de son style.
Ses airs d’enseignant dissimulaient l’âme d’un guerrier, un roi Arthur œuvrant pour la gloire de ses Muses : non seulement Guenièvre/Geneviève, mais leur idiome commun, menacé par des rebelles relâchés. Personne ne maitrisait mieux les codes chevalero-linguistiques que ce grammairien : ses pairs le sollicitaient régulièrement en amont de leurs propres publications. Quelle ironie, alors, qu’il ait attendu sa trente-cinquième année avant de s’aventurer sur le champ de bataille ! Ce fut grâce à sa lecture de Francis Ponge, poète des objets concrets, cité dans son premier roman, publié par Maurice Nadeau et porteur d’un joli titre emprunté à La Rochefoucauld, Le soleil ni la mort : « Un concert de vocables, qui signifie sur tous les plans, se signifie lui-même (donc, ne signifie plus rien), et fasse ce qu’il dit. »
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Faire ce qu’il dit : Koster mettait la barre haut. Dans son éloge funèbre, Georges Vigarello a mis en avant la « rigueur » du défunt, une exigence extrême qui interdisait la banalité, la platitude, la mollesse. Chaque phrase devrait constituer une aventure en soi, sinon, à quoi bon ? Il ne s’agissait pas moins d’une question d’honneur. La clé, selon Koster citant Chamfort, c’est de savoir dire « non ». Prononcer cette syllabe fut comme une seconde nature chez le grammairien : « Non ! Humour ou pas, l’homme de la brouille a pour premier réflexe de dire non. Non à la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule, non à la conception de cet être vindicatif qui deviendra le signataire de ces lignes, non aux amis qui vous proposent des entreprises que vous mènerez à bien dès lors que vous aurez été converti à l’intérêt de la chose, non à la vie, en somme… Sans crier gare, se présente à moi Léautaud en personne, Léautaud lui-même, Léautaud en gardien de mes ruines. Quel message a-t-il à me transmettre ? Que l’adverbe de négation non est un mot plus beau, plus noble, dans tous les domaines, que le mot oui »
Heureusement, Koster n’a pas dit « non » à ses maîtres : ses plus beaux récits sont ceux publiés tardivement chez Léo Scheer et chez Pierre-Guillaume de Roux, où il les prend à bras-le-corps, mélangeant l’essai et l’autofiction, comme dans Léautaud tel qu’en moi-même (2010), Les blondes flashantes d’Alfred Hitchcock (2013), Montaigne sans rendez-vous (2015) et Tournier parti (2019).
À la fin, hélas, il n’a pas pu refuser la Mort, accueillie par « Miss P », comme il surnommait sa maladie de Parkinson. Si, pour Ponge, « Chaque morceau de viande est une sorte d’usine », pour Koster, comme pour la France entière, l’usine ne tournait plus.
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