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«Sensitivity readers»: bienvenue dans le meilleur des mondes littéraires

"Censure ou progrès?" s'interroge "Le Monde"


«Sensitivity readers»: bienvenue dans le meilleur des mondes littéraires
L'auteur de livres pour enfants Laura Nsafou, relectrice en sensibilité à ses heures perdues, réfute l'idée de “police de la pensée”. Capture d'écran YouTube / Le Monde

Le wokisme déploie son emprise sur l’édition en France. Aux États-Unis, rares sont les maisons d’édition qui résistent encore aux nouveaux ayatollahs, en conséquence de quoi la littérature américaine s’appauvrit et ne sera bientôt plus qu’un champ de ruines littéraires et de récriminations victimaires…


« La littérature, c’est cette barque sur les houles nocturnes dont rêve Céline sur sa fin. L’embarquement. L’esquif ! Le bateau chargé des meutes humaines, prêt à appareiller, à quitter les rives pour, sur le Styx, s’éloigner » Philippe Muray.

Comme la plupart des cochonneries wokistes, celle-ci nous vient encore des États-Unis d’Amérique. Les « sensitivity readers » se multiplient de l’autre côté de l’Atlantique, expurgent des livres anciens ou contraignent des auteurs contemporains à revoir leurs ouvrages afin de « n’offenser personne » et d’éviter des accusations de racisme, de sexisme, de « validisme » ou de grossophobie. Cette nouvelle censure est en train de s’installer chez nous.

Un vaste toilettage idéologique est en cours

Il y a quelques années sont d’abord apparus des « sensitivity readers » (ou « lecteurs de sensibilité ») pour les livres pour la jeunesse. Celle-ci avait été jusque-là confrontée à des abjections que le nouveau monde allait s’efforcer d’effacer : un prince embrassant une Belle au bois dormant sans son consentement, des personnages antipathiques avec la peau rouge ou noire, des femmes méchantes comme des sorcières, ou des handicapés, pardon, des « personnes en situation de handicap » hypocrites ou menteuses – les associations représentant les « minorités » dénoncèrent les « stéréotypes » ou les « offenses » faites aux femmes, aux Amérindiens, aux Noirs, aux sourds, etc. Depuis, les livres d’enfants, mais aussi les bandes dessinées et les films d’animation, subissent une grande opération de toilettage idéologique.

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Quand l’opération en question s’avère trop compliquée, on interdit carrément les œuvres. C’est ainsi que, suite à la plainte d’une mère d’un élève métissé, Huckleberry Finn de Mark Twain et Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee ont été retirés des écoles de Virginie au motif qu’on y trouvait à de nombreuses reprises ce que les Américains appellent maintenant, novlangue oblige, le « n-word », c’est-à-dire le mot « nigger » (nègre). Incapables de contextualiser le vocabulaire d’une époque, incultes, les associations qui soutinrent cette mère dans son « combat » ignoraient apparemment que les deux livres incriminés, en plus d’être des chefs-d’œuvre littéraires, mettent souvent en relief les difficultés sociales des Noirs américains descendants d’esclaves et dénoncent le racisme.

Les dix petits nègres renommés Ils étaient dix

Le temps est venu de nettoyer la littérature, toute la littérature. L’ancienne et la nouvelle. Le plus célèbre des romans d’Agatha Christie ne s’intitule plus Les dix petits nègres mais Ils étaient dix. Les plus prestigieuses universités américaines et anglaises caviardent les livres de leurs bibliothèques ou ajoutent des notes pour prévenir de l’aspect « offensant », supposément raciste, sexiste ou LGBTphobe de tel passage de tel livre. Sous la pression des lobbies, les maisons d’édition américaines embauchent de plus en plus de « sensitivity readers », de crainte de subir la vindicte des groupes de pression ou, pire, de se retrouver devant les tribunaux. Si Tocqueville avait bien senti ce qu’il allait advenir de cette démocratie égalitaire jusqu’à la pointe des cheveux et peu encline à laisser un peu de liberté s’échapper du filet égalitariste – « L’Inquisition n’a jamais pu empêcher qu’il ne circulât en Espagne des livres contraires à la religion du plus grand nombre. L’empire de la majorité fait mieux aux États-Unis : elle a ôté jusqu’à la pensée d’en publier » [1] – il ne pouvait imaginer que cette majorité allait se fragmenter en minorités wokistes se disant chacune victime, opprimée, exploitée depuis la nuit des temps par un ennemi commun : l’homme blanc hétérosexuel. Après avoir obligé les médias, les universités et les bibliothèques au nettoyage des œuvres les plus anciennes, ces minorités préparent le terrain idéologique pour une prochaine littérature synthétique, chimiquement et wokistement pure. Aux États-Unis, rares sont les maisons d’édition qui résistent aux nouveaux ayatollahs, en conséquence de quoi la littérature américaine s’appauvrit et ne sera bientôt plus qu’un champ de ruines littéraires et de récriminations victimaires.

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Les « lecteurs de sensibilité » arrivent en France. Cela se fait insidieusement, par petites touches, comme d’habitude. La décolonialiste Maboula Soumahoro, après avoir fait une partie de ses études à New-York et dénoncé le fait qu’elle était en France « un corps noir évoluant dans une société aveugle à la race », a développé la notion de « charge raciale ». Elle a donc été sollicitée et rémunérée pour aider au choix de la meilleure traduction possible (c’est-à-dire n’offensant ethniquement personne) pour le titre du livre de la romancière américaine Daphne Palasi Andreades, Brown girls, devenu, dans la novlangue éditoriale, Les filles comme nous. Dans Le Monde, Maboula Soumahoro considère que cela relève d’une question de « bon sens, d’honnêteté et de recherche de qualité ». Non, cela relève de ce qu’on appelle le wokisme, ici de son versant racialiste. Et cela n’a rien à voir avec le bon sens ou l’honnêteté qui, eux-mêmes, n’ont rien à voir avec la littérature.

La militante radicale Maboula Soumahoro en 2012 © BALTEL/SIPA

On ne relit que pour votre bien

En tout cas avec ce que nous, nous entendons par littérature. Cela ressemble assez, en revanche, à la conception déconstructiviste mise en avant par l’écrivain Laura Nsafou, relectrice sensible, très sensible à ses heures perdues, dans les colonnes des inénarrables Inrocks: « L’idée est simplement de veiller à ce qu’il n’y ait pas de propos sexistes, racistes, homophobes ou validistes dans un roman. Si des personnes estiment qu’une œuvre va perdre en qualité parce qu’il n’y a pas de propos discriminants dedans, on se demande quelle littérature ils défendent. » Nous, ce que nous nous demandons, c’est si Mme Nsafou sait ce qu’est la littérature, si elle sait faire la distinction entre un roman et un livre de rééducation politique. Apparemment, non. Idem pour une dénommée Cordélia, « autrice et youtubeuse » spécialisée dans la littérature LGBT (sic), qui écrit (mal) dans les mêmes Inrocks : « Le monde de l’édition est très uniforme, très privilégié, très blanc, très hétéro, très cisgenre. Leur avis est supposé objectif, alors que celui des minorités serait biaisé par leur expérience personnelle. Le sensitivity reading est au final une aide pour les auteur·ice·s ne vivant pas les discriminations et oppressions sur lesquelles ils et elles écrivent. » En Chine maoïste, les Gardes rouges considéraient que le monde des intellectuels et des universitaires était trop uniforme, trop privilégié, trop conservateur, trop ignorant des discriminations et des oppressions que le peuple chinois avait subies sous les prédécesseurs du Grand Timonier. Ces révolutionnaires « aidaient » les écrivains et les intellectuels en les rééduquant d’une manière infiniment plus brutale que nos « sensitivity readers » qui se contentent de censurer en corrigeant, en javellisant, en expurgeant les œuvres – mais le principe totalitaire est le même.

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Dans le roman de Patrice Jean, L’homme surnuméraire, après avoir réduit Voyage au bout de la nuit à « une plaquette d’à peine vingt pages, dont le contenu guilleret, printanier et fleuri, n’aurait pas choqué les séides les plus soumis au politiquement correct », un des personnages invente le verbe « céliner ». « Lorsque Beaussant m’informait qu’il avait céliné une œuvre, c’est qu’il n’en restait, dans le volume et dans l’esprit, presque rien », écrit le narrateur.

L’auteur, facétieux, imagine de nouvelles collections : « Littérature humaniste », « Belles-Lettres égalitaires » ou « Romances sans racisme ». C’est ce vers quoi, dans la vie réelle cette fois, nous allons tout droit. Expurgés, nettoyés, wokisés à mort, de prochains romans de qualité médiocre ne pourront se vanter que de « n’offenser personne ». Ce sera doux comme du papier toilette, aussi ennuyeux que le dernier Ernaux (Le jeune homme, aussi soporifique que les précédents ouvrages de notre commissaire politico-littéraire, présente toutefois l’avantage, sans avoir été « céliné », de ne comporter que 28 pages), politiquement irréprochable, littérairement abominable, mais cela plaira, il y aura des lecteurs pour ça ; on peut même craindre qu’il y aura de plus en plus de lecteurs pour ça – l’Éducation nationale et les médias avides de vide y travaillent. Un jour, adviendra réellement le meilleur des mondes littéraires, un monde lisse, inoffensif et uniforme destiné à des individus Deltas heureux, « sans émotions violentes », ignorant Othello, la mort, « la passion et la vieillesse », et disposant du soma (la drogue) pour surmonter les rares moments de vague à l’âme [2]. Dans ce monde néantisé, comment pourrait encore subsister ce que nous, nous appelions littérature ?

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[1] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Éditions Garnier-Flammarion.

[2] Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Éditions Pocket.




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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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