Faire face au désarmement existentiel des Européens


Faire face au désarmement existentiel des Européens
Devant le Parlement européen de Bruxelles (Photo : SIPA.00503932_000005)
Devant le Parlement européen de Bruxelles (Photo : SIPA.00503932_000005)

Face à l’urgence de la situation, les clivages classiques sautent : dix-huit think tanks, allant de la gauche aux libéraux, se sont réunis sous l’égide du Monde pour réfléchir à « la refondation de l’Europe » et refuser « la rétrogradation de notre économie et l’effritement de la cohésion de notre société ». Mais s’ils abordent les aspects économiques voire sociétaux, le malaise n’est-il pas beaucoup plus profond – concernant le sens même de la civilisation européenne ? Déshérence, consumérisme, fuite de soi, religion du sport et du spectacle, abrutissement médiatique, relativisme, complaisance ou recul face aux obscurantismes et, surtout, honte de sa propre civilisation… Y a-t-il des remèdes au nihilisme insidieux et au désarmement existentiel (et moral) de l’Homme européen, désarmement dont on voit tous les jours les symptômes et les effets délétères, et auquel Causeur a consacré son dernier numéro ?

La critique du politiquement correct ne suffit pas, car la source du mal remonte beaucoup plus loin. En ce sens, il s’agit de chercher ailleurs que la critique classique de 68, ou de la bien-pensance, par une généalogie de cette perte de soi qui ronge l’Europe – et qui vient de la crise de la philosophie occidentale, de « l’auto-liquidation de la raison » diagnostiquée par Max Horkheimer dans Eclipse de la raison dès les années 1930-1940 : « Si l’on suit la philosophie de l’intellectuel moyen des temps modernes, il n’y a qu’une autorité, à savoir la science, comprise comme classification des faits et calcul des probabilités. L’énoncé selon lequel la justice et la liberté sont meilleures en soi que l’injustice et l’oppression, est scientifiquement invérifiable et inutile. Il est devenu aussi vide de sens que l’énoncé selon lequel le rouge est plus beau que le bleu, ou qu’un œuf est meilleur que du lait. » Avec un tel relativisme, on n’a rien à répondre au partisan de l’ordre basé sur une religion – ou sur toute velléité irrationnelle. Le relativisme et l’auto-liquidation de la raison constituent un nihilisme insidieux. On ne peut pas fonder ni même défendre une civilisation à partir d’une telle position.

A l’origine, la civilisation occidentale (voire euro-méditerranéenne) est fondée sur un élan et un projet exaltant, symbolisés par Socrate. S’affranchissant des dieux et des dogmes, des mythes et des rois, nous avons voulu connaître le réel et la vérité par notre propre raison. Ce mouvement à la recherche de la connaissance a conduit, comme on le sait, à Descartes et à la puissance de domination sur le monde – donc à la science et à la technique. Peu à peu, l’élan fondateur s’est perdu ; aujourd’hui, il semble éteint. Les Européens constatent alors avec inquiétude la vitalité de l’islam, qui semble garder intact sa ferveur et son élan, fondé sur un véritable projet de civilisation ordonnée à une loi divine.

Qu’avons-nous à répondre à un tel défi ? S’agit-il de défendre l’héritage et les valeurs de l’Occident ? Revendiquer les trois écrans plats pour tout le monde, la voiture, le droit de caricaturer le pape et le prophète, la consommation à outrance, la liberté de porter une mini-jupe ? Il y a des choses que je voudrais défendre, comme la liberté d’expression et l’égalité homme-femme, et d’autres qui me semblent plus déficientes en Occident que dans les sociétés traditionnelles – comme ce qui concerne le traitement des anciens, ou la capacité d’être solidaire et de ne pas laisser les gens mourir dans la rue.

La liberté est-elle une valeur suffisante pour fonder une civilisation ?

Donc il est difficile de dire que l’on va défendre « en bloc » les valeurs de l’Occident. On me dira qu’in fine, ces valeurs coïncident avec la liberté. C’est en partie la thèse de Carlo Strenger dans son essai important, Le Mépris civilisé, qui appelle la gauche à se ressaisir des valeurs des Lumières. Dont acte. Ainsi, défendre notre civilisation, ce serait défendre la liberté des individus. Là encore, cela pose problème. Doit-on accepter la liberté sans limites ? N’arrive-t-on pas à une démesure, l’homme, se croyant libre, faisant ce qu’il veut de la nature (désastres écologiques) et de l’animal (ferme des mille vaches), voire de son propre corps et du corps d’autrui (GPA) ?

La liberté est une valeur ambiguë. La liberté ne se pose pas de limites ; si elle ne se réfère à rien d’autre qu’elle-même, elle sombre dans l’hubris. A l’horizon, c’est le transhumanisme : une liberté sans frein qui propose des implants, des jeux de construction avec le vivant, un immense meccano sans but autre que la variation des sensations et l’exploration indéfinie du chaos. Comment trouver un principe supérieur qui limite de façon légitime une liberté devenue folle ? Les Lumières permettent-elles ces limites ? Une notion assez floue comme la « dignité humaine », par exemple, suffit-elle à se préserver du mésusage de la liberté ?

Au fond, la liberté est une valeur insuffisante pour fonder une civilisation ; « chacun fais ce qui lui plaît » ne donne pas un sens à nos vies. La liberté est une condition de possibilité, elle permet de s’accomplir, mais ne dit pas ce qui donne cet accomplissement. Elle ne définit pas un bien supérieur, un but à atteindre, une culture à défendre. La « liberté » est un projet vide, ce n’est pas une fin – comme l’est la connaissance philosophique, la sagesse stoïcienne, l’héroïsme nietzschéen, ou la recherche de la transcendance. Voilà ce que sont quelques-unes des fins possibles à l’homme.

Notre civilisation est inaugurée par le geste socratique de la recherche de la vérité par la raison. C’est la raison qui nous dira quelle est la finalité à suivre, et permettra de départager et de critiquer les meilleurs choix politiques, sociétaux, existentiels. C’est la raison aussi qui doit nous permettre de jauger et juger les modes de vie, de critiquer l’Autre quand c’est nécessaire, de s’opposer aux tentations obscurantistes. Si l’on dénie le pouvoir de la raison, on devient impuissant face aux forces qui menacent nos sociétés. L’homme européen doit se reprendre et revendiquer le droit d’évaluer et de hiérarchiser. Mais si ce geste est reconduit, il doit l’être à l’aide d’une raison non mutilante (Edgar Morin), anti-dogmatique (Karl Popper), ouverte aux multiples approches du réel y compris fondées sur une certaine transcendance, en dialogue passionné/critique avec les autres civilisations ; dans une telle visée, l’homme européen est invité à être cosmopolite sans renoncement à soi. Cette raison non mutilante deviendra alors le centre de gravité de notre civilisation.

Cette raison « non mutilante » s’opposera au « repli identitaire » pour défendre les valeurs de l’Europe, car justement une des valeurs de l’Europe est la curiosité pour les autres et pour ce qu’ils peuvent apporter à notre recherche de vérité. Et elle sera résolument contre le relativisme ambiant, qui au nom d’une pseudo-tolérance, refuse la critique de l’Autre et la confrontation intellectuelle avec ses valeurs et ses croyances. Si nous ne trouvons pas le bon équilibre entre la force d’affirmation et l’ouverture, le sens critique et le dialogue, notre société se scindera en deux camps adverses, aussi aveugles l’un que l’autre : le camp des communautaires aux valeurs affirmées, avec leurs identités meurtrières si bien décrites par Amin Maalouf ; le camp des démocrates mous, pseudo-tolérants relativistes qui nous mènent à accepter l’inacceptable, notamment les croyances irrationnelles les plus rétrogrades ou l’avilissement généralisé. Il faut sortir par le haut de notre crise de civilisation, qui dépasse largement le problème économique et touche aux plus profonds choix existentiels.

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Auteur de "Après le relativisme" (Ed. Le Cerf).

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