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Internet : menaces sur la liberté d’expression ?


Internet : menaces sur la liberté d’expression ?

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 « Poser des garde-fous, ce n’est pas restreindre la liberté » : voilà comment, dans un entretien récent, Mme le sénateur Benbassa tente de rassurer ceux qui auraient le mauvais goût d’être effrayés par son projet d’encadrer la liberté d’expression sur internet[1. Madame le sénateur Esther Benbassa (EELV) est en train de constituer au Sénat un groupe de réflexion composé de représentants des différentes tendances politiques afin de proposer une loi portant sur la liberté d’expression sur internet ; les propos sont tirés d’un entretien donné  le 21 février à Raphaële Karayan de L’Express.]. Mais on peut craindre qu’elle ne convaincra que les convaincus, puisque par définition même, un « garde-fou » a pour objet de « limiter une liberté » – par exemple, celle de l’aliéné qui aurait une envie pressante de se jeter par la fenêtre. C’est ce que Mme Benbassa reconnaît d’ailleurs en précisant que lesdits « garde-fous » seront aménagés « de la manière la plus « soft » possible » ; bref, qu’il s’agit bien de « limitations », mais que ces dernières ne seront pas trop rigoureuses… Juste ce qu’il faut
Juste ce qu’il faut ? Toute la question est là : une telle limitation est-elle réellement justifiée ? Dans l’entretien précité, Mme le sénateur explique que « Lors des débats sur la loi relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse (sic), et lors des auditions, il est ressorti que la majorité de ces actes se font sur internet, pas dans la presse ». Traduction par la journaliste qui l’interroge : « Elle s’est saisie du sujet après que les discussions sur la loi qui harmonise à un an les délais de prescription pour toutes les injures discriminatoires (qu’elles soient fondées sur la race, le sexe, la religion, l’orientation sexuelle ou le handicap), adoptée par le Sénat le 7 février et dont elle était rapporteure (re-sic), ont fait émerger la nécessité d’encadrer les propos injurieux sur internet ».
On savoure toujours cette propension à découvrir l’œuf de Colomb, et à s’apercevoir qu’un sujet urgentissime n’avait jusqu’ici été vu par personne. Les injures sur internet constituent donc une question toute nouvelle, un problème inédit : du moins pour Mme le sénateur qui, comme l’immense majorité des personnes de plus de soixante ans, percevra toujours Internet comme une nouveauté inouïe, un continent inexploré.  Peu importe que le net ait fêté ses 21 ans il y a quelques mois, il reste une terre vierge un peu effrayante qu’il importe par conséquent de réglementer au plus près, ne serait-ce que pour se rassurer soi-même. Et pour se persuader qu’on a vu, la première, ce qui n’allait pas : le fait que les internautes se laissent aller à oublier celui qui est en face, de l’autre côté du miroir. Petite précision au passage : c’est ce que disait déjà, il y a 19 ans, la créatrice du terme « nétiquette », Virginia Shea : on doit toujours se souvenir que c’est avec un être humain que l’on communique. Ainsi faut-il toujours se demander avant d’envoyer un message : « Dirais-je la même chose si la personne se trouvait en face de moi ? », « Si la réponse est non, réécrivez et relisez. Répétez le processus jusqu’à ce que vous ayez l’impression que vous pourriez dire ces mots à la personne en chair et en os aussi facilement que vous les lui transmettriez par Internet. Bien sûr, il est possible que vous adoriez dire des choses extrêmement grossières aux personnes que vous côtoyez. Dans ce cas, la nétiquette ne saurait vous aider. Commencez par acheter un manuel de bonnes manières »[2. Virginia Shea, Netiquette, Albion Books, mai 1994, p. 37] … Quant à la nécessité d’une telle réglementation de la liberté d’expression sur internet, elle paraît d’autant plus contestable que la législation punit depuis belle lurette les « propos injurieux », quel que soit leur mode de publication. C’est ainsi que l’article 29 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 dispose que, dès lors qu’elle fait l’objet d’une « publication directe ou par voie de reproduction », « Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ». C’est ce qu’on peut appeler une définition à large spectre. Or, précise l’article 33 de ladite loi, ce comportement est sévèrement réprimé, notamment lorsque l’injure a été commise « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », ou encore, « à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ». L’auteur du délit sera en effet  puni de « six mois d’emprisonnement et de 22 500 euros d’amende ».
On comprend volontiers que cette mansuétude coupable à l’égard de comportements particulièrement « nauséabonds » (tel est le terme consacré) puisse scandaliser Madame le sénateur Benbassa. Il semble toutefois que les garde-fous, pour reprendre son expression favorite, existent déjà, qu’ils n’ont d’ailleurs rien de franchement « soft », et qu’en l’occurrence, une nouvelle loi ne ferait qu’ajouter une couche supplémentaire au mille-feuille normatif. Sans compter qu’elle risquerait de remplir les prisons au moment précis où Madame le ministre de la Justice ne rêve que de les vider.

*Photo : brianjmatis.



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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