Erdogan, dont le parti, l’AKP, est au pouvoir depuis 2002, porte une responsabilité directe et lourde dans la situation
Lundi 6 février, tôt dans la matinée, un tremblement de terre de magnitude 7,8 – le plus fort enregistré dans la zone pendant l’époque moderne – a dévasté en quelques minutes des vastes territoires au Sud-est de la Turquie et au Nord de la Syrie. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que pas moins de 20 000 malheureux pourraient avoir péri, une fois toute la poussière retombée.
Scènes apocalyptiques
Depuis lundi matin, les réseaux sociaux sont inondés de vidéos de scènes apocalyptiques: bâtiments écroulés, quartiers entiers transformés en monceaux de gravats. Des immeubles d’habitation de plusieurs étages se sont effondrés en quelque dizaines de secondes, ensevelissant leurs habitants sous les décombres. Des centaines de milliers d’autres, les plus chanceux, se sont soudainement retrouvés sans abri, dans des conditions météorologiques difficiles. Choqués, manquant d’eau et de nourriture suite à la rupture des voies de communication et de ravitaillement, ils essayaient de chercher leurs parents disparus.
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En Syrie, c’est le Nord-ouest du pays, qui abrite des centaines de milliers de réfugiés et déplacés, qui a été le plus touché par le tremblement de terre. Des villages entiers ont tout simplement été rayés de la carte. À Alep, une grande partie des infrastructures endommagées ou délabrées pendant la guerre civile mais qui étaient encore debout ont tout simplement été aplaties par le séisme – y compris des bâtiments essentiels comme les hôpitaux. Les survivants syriens sont sans eau ni électricité, tandis que les équipes d’intervention d’urgence sont à la peine pour arriver sur place (les routes sont coupées, abimées ou bloquées par des réfugiés). Une fois arrivées sur site, elles travaillent dans le froid et sous de fortes pluies.
Une catastrophe naturelle, mais pas seulement
Bien évidemment, la cause immédiate du drame est un phénomène naturel. Mais, la tectonique de plaques ne peut pas à elle seule expliquer le nombre élevé des victimes et l’étendue des dégâts matériels de la catastrophe. En réalité, le désastre a pour cause principale la corruption. De toute évidence, la guerre civile a rendu la Syrie particulièrement vulnérable. Et, dans le cas de la Turquie, une grande partie de la responsabilité incombe au gouvernement, aux municipalités et aux entreprises de construction. La Turquie se trouve entre les failles nord et est de l’Anatolie, et est un pays très exposé à l’activité sismique, ce qui est connu depuis longtemps. Ce tremblement de terre était donc attendu. Le pays a déjà été frappé par des tremblements de terre dévastateurs au cours de son histoire, dont un, en 1999, près d’Izmit (100 km à l’est d’Istanbul) avait tué environ 18 000 personnes. Cette catastrophe avait alors mis en lumière de mauvaises pratiques répandues parmi des entrepreneurs du bâtiment qui, en collusion avec certains politiques, ignoraient ou contournaient les règles de sécurité. Celui qui incarnait ces promoteurs sans scrupules, Veli Gocer, avait admis avoir pris des mesures de « réduction des coûts » dans ses activités. Il avait même essayé de se dédouaner : « Je ne suis pas un constructeur, je suis un poète (…) Je ne me sens pas coupable. Je me sens désolé mais je ne suis pas responsable de ces morts. » Suite à cette tragédie, des réformes ont été promises, et de nouvelles réglementations ont été mises en place. Cependant, ces mesures ont été de nouveau contournées et ignorées.
Pendant les 23 ans qui nous séparent du séisme d’Izmit, des mesures ont bien été prises. Les experts turcs s’accordent à dire que les bâtiments construits conformément aux réglementations antisismiques de 2007 et 2017 ont relativement bien résisté. Les bâtiments construits selon ces recommandations officielles ne doivent pas pouvoir s’effondrer, même lors de tremblements de terre très puissants. Mais, comme souvent, le problème reste entier en cas de mauvaise application de la réglementation. Et, bien sûr, la rénovation et la mise aux normes des bâtiments déjà construits, demeure un énorme problème.
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Après 1999, les politiques d’urbanisme au niveau local et des décisions au niveau national n’ont pas permis la rupture annoncée publiquement avec les pratiques du passé. L’amnistie de 2018 sur les délits de construction est ainsi un parfait exemple de la perversité du système turc. Dans le cadre de cette mesure, en échange d’une taxe versée au gouvernement, des licences ont été accordées à des bâtiments achevés avant 2017 qui ne respectaient pas les codes de construction. Même des immeubles ont bénéficié de cette amnistie ! Lesquels sont devenus des bombes à retardement pour leurs occupants, qui, souvent, l’ignoraient.
Les responsabilités indiscutables d’Erdogan
Erdogan, dont le parti, l’AKP, est au pouvoir depuis 2002, porte une responsabilité directe et lourde dans cette situation. Depuis son mandat de maire d’Istanbul (1994-1998), et surtout en tant que Premier ministre pendant quinze ans, il a tissé des liens étroits avec les acteurs majeurs du BTP, l’un des principaux moteurs de la croissance économique rapide des années 2000 et 2010, socle du succès politique d’Erdogan et l’AKP.
En 2014, le Financial Times a cité deux hommes d’affaires turcs de premier plan (anonymes), qui ont déclaré que les pots-de-vin étaient « parfois nécessaires » pour mener à bien de grands projets de construction. De transcriptions de conversations téléphoniques divulguées à la presse turque, en 2014, il ressort clairement que le magnat de la construction Ali Agaoglu a eu des relations étroites avec le clan Erdogan. La Turquie d’Erdogan a donc facilité sciemment le développement d’un système de contournement des règles de sécurité, afin d’accélérer la croissance, mais aussi à des fins d’enrichissement personnel et de corruption politique.
Erdogan est donc le premier et le plus direct responsable de la dimension politique de la catastrophe. Toutefois, un tel « système » a été mis en place bien avant son arrivée au pouvoir, notamment par ses adversaires politiques. Quand la Turquie était dirigée par Turgut Ozal (décennie 1983-1993), le pays a connu une libération rapide de son économie – et aussi de la société – dont certaines dérives sont responsables de l’apparition de promoteurs de la trempe d’un Veli Gocer.
Et il est donc à craindre que ce texte garde toute sa pertinence après le prochain grand séisme en Turquie.