Accueil Édition Abonné Avril 2017 En Seine-Saint-Denis, on ne veut pas des classes moyennes

En Seine-Saint-Denis, on ne veut pas des classes moyennes


En Seine-Saint-Denis, on ne veut pas des classes moyennes
Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Photo: Prioli/Leemage
Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Photo: Prioli/Leemage

Île-de-France, terre de contraste. Partir de Paris et franchir le périphérique en direction de l’est, vers la Seine-Saint-Denis, c’est changer de planète. Même le plus distrait des voyageurs le note, la densité de population semble chuter brusquement. Impression confirmée par les chiffres de l’Insee. De 21 000 habitants au kilomètre carré à Paris, on tombe à 13 000 dans les communes limitrophes, Pantin, Montreuil ou Aubervilliers, pour chuter à 7 500 à Romainville ou Bobigny. Moins qu’à Grenoble ! Situation déroutante. Paris est plein comme un œuf, le mètre carré frôle les 7 000 € dans les quartiers présumés populaires. À moins d’un quart d’heure de voiture, Bobigny collectionne les friches et les ateliers vides, sans oublier une ahurissante casse auto façon Max et les Ferrailleurs[1. Film de Claude Sautet, sorti en 1971. La casse auto de Bobigny se trouve impasse Olivier. Elle fait aussi office de fourrière.], grande comme un terrain de foot. Idem le long du canal de l’Ourcq, idéalement relié à Paris par une piste cyclable : encore des friches, toujours des terrains vagues. De quoi loger, au bas mot, plusieurs centaines de milliers de personnes.

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Héritage de l’histoire ? En partie. La Seine-Saint-Denis a fait office pendant un siècle d’arrière-cour de la capitale, vouée à accueillir les activités encombrantes et polluantes, grands moulins, cimenteries ou ateliers de la SNCF. La désindustrialisation l’a laissée exsangue au milieu des années 1980.

La peur de la balkanysation

Toutefois, un autre facteur, généralement passé sous silence, explique aussi la situation actuelle. Pendant des décennies, des élus locaux de la ceinture rouge ont délibérément organisé la paupérisation de leur commune, dans le but de préserver les équilibres politiques en place. « À quelques exceptions près, les maires communistes ont bloqué l’évolution naturelle de la Seine-Saint-Denis », résume Francis Dubrac, président du Medef 93 Ouest. Ce patron du BTP travaille en bonne entente avec des mairies de tout bord. Du moins quand elles le veulent bien. Or, reprend-il, « la pierre de taille en façade et l’accession à la propriété, certains n’en veulent pas ». Des villes ont gelé les plans locaux d’urbanisme, refusant de reclasser des parcelles industrielles en zone d’habitation.

Leur hantise : connaître le sort fatal de Levallois-Perret, la balkanysation ! Qui se souvient que le fief des époux Balkany était communiste jusqu’en 1983 ? Le basculement à droite a totalement modifié sa sociologie. Patrick Balkany a délivré des permis de construire à la chaîne. Aujourd’hui, Levallois-Perret la bourgeoise est la commune de France qui affiche la densité de population la plus haute : 25 000 habitants/km2. Quatre fois plus que Bobigny la populaire !

Prendre acte de la désindustrialisation, accueillir de nouveaux habitants ? Intolérable, aux yeux de[access capability= »lire_inedits »] nombreux élus. « Le cas de Romainville est caricatural, martèle un ancien cadre supérieur de Sanofi-Aventis. Ceux qui parlent du déficit d’attractivité de la commune ne la connaissent pas, ou ils se moquent du monde. Romainville est parfaitement desservie, près de Paris et de Roissy. Jusqu’au début des années 2000, Sanofi avait un très grand site, là-bas. Il y avait aussi le siège de Nokia France. C’étaient les vaches à lait. La mairie a augmenté la taxe professionnelle, jusqu’à faire fuir les PME. Elle employait 30 % de personnel en plus par rapport aux communes comparables, il fallait bien les payer ! La ville a systématiquement découragé les projets d’accession à la propriété : Romainville devait rester ouvrière… Avec ce que les méchantes multinationales versaient, les élus pouvaient se passer de foyers imposables. Jusqu’au jour où Nokia est parti et Sanofi aussi, leur laissant des friches sur les bras ! »

Des hectares inutilisés à dix minutes de RER de Paris…

La municipalité a réagi, mais lentement et dans le chaos. Maire depuis 1998, Corinne Valls a quitté le PCF au début des années 2000. En 2007, sa majorité de gauche a volé en éclat, précisément sur des projets de rénovation urbaine. Il y a eu des municipales anticipées, qu’elle a gagnées. Ces dernières années, les permis de construire vont bon train. 1 655 logements autorisés en 2016, 947 en 2015. Simple rattrapage des décennies perdues : avec 25 600 résidents, Romainville était moins peuplée en 2015 que quarante ans plus tôt ! Prouesse équivoque, dans une région Île-de-France qui a gagné 2,2 millions d’habitants depuis 1975.

Un peu plus au nord, Villetaneuse, 12 400 habitants, résiste encore et toujours à l’invasion des classes moyennes. Depuis cinq ans, sa population baisse ! La gare d’Épinay-Villetaneuse est à dix minutes exactement de la Gare du Nord, où le plus décati des studios part à 120 000 €. Il n’y aurait pas de demande à Villetaneuse ? Les bobos auraient peur des cités ? En réalité, c’est plutôt l’offre qui fait défaut. En 2016, la ville, PCF depuis 1945, a accordé des permis de construire pour neuf logements, et pour trois seulement en 2015 ! « L’université Paris XIII est installée à Villetaneuse, soupire un promoteur. Il y a plus de 12 000 étudiants, là-bas. La commune a refusé un permis de construire à un collègue promoteur pour une résidence étudiante en face de la fac ! Nous avions nous-mêmes un projet, on l’a remballé. Pas la peine de se ruiner en étude. Comme la ville compte déjà 60 % de logements sociaux, les bailleurs publics ne veulent plus construire. Donc, il ne se passe rien, alors qu’il y a des terrains pour 5 000 appartements, facile ! » Le coût de la dépollution est parfois très élevé en Seine-Saint-Denis, mais avec la perspective de vendre des 60 mètres carrés à 250 000 €, les opportunités ne manquent pas. Souvent évoqué, le manque de transport en commun n’explique pas tout[2. L’avant-dernière station de la ligne 5, Raymond-Queneau, le prouve a contrario. Elle dessert un secteur riche en terrains vides, à la limite de Bobigny, Pantin et Romainville.]

« On ne peut pas parler de pénurie de foncier à l’échelle de l’agglomération parisienne, confirme Paul Lecroart, urbaniste à l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France. Tout dépend de la volonté des élus, des règles d’urbanisme et des réalités micro-locales. » Ce que confirme Bruno Farber, directeur général de Ginkgo Advisor, un fonds de capital-risque spécialisé dans le rachat et la valorisation de terrains pollués : « Pour transformer une friche en logements, il faut que les astres soient alignés. Le minimum, c’est une autorisation préfectorale, un plan de dépollution à coût contrôlé et une modification du plan d’urbanisme, pour basculer le terrain de zone industrielle en zone de logement. » En théorie, une municipalité ne peut pas refuser un permis de construire s’il est conforme au droit de l’urbanisme. En pratique, les dossiers sont tellement lourds à monter que la mauvaise volonté de la mairie suffit à couler un projet. Bruno Farber, qui a déjà travaillé en Seine-Saint-Denis, est formel : « La couleur politique ne joue aucun rôle dans cette affaire, on a des maires bâtisseurs de tous bords. »

La ceinture rouge est en voie de disparition

La carte politique de la Seine-Saint-Denis a beaucoup évolué. Ce qui restait de la ceinture rouge a encore fondu aux municipales de 2014. La droite et le centre contrôlent 21 des 40 communes du département. Si la gauche, avec Stéphane Troussel, a réussi à garder un conseil départemental en 2015, la préfecture, Bobigny, est passée du PCF à la droite. Le maire UDI, Stéphane De Paoli, refuse de s’exprimer sur la densification de sa commune. Selon sa porte-parole, Clémentine Makangila, « c’est un discours inaudible, Bobigny est déjà dense », point final. L’alternance n’a pas eu d’effet accélérateur sur les permis de construire, toujours délivrés au compte-gouttes : 223 logements autorisés en 2016, 93 en 2015…

Situation identique au Raincy. Le « Neuilly du 93 », longtemps fief d’Éric Raoult, a un maire de gauche depuis trois ans, Jean-Michel Genestier. Côté construction, il est, comme son prédécesseur, debout sur les freins : 179 logements autorisés en 2016, quatre en 2015. Le Raincy reste juste sous la barre des 15 000 habitants, comme en… 1962. Motif, les électeurs sont allergiques au logement collectif. Or il en faudrait. « Dans les zones pavillonnaires, commente Hervé Puybouffat, président du groupe Tagerim, on trouve des couples de quinquagénaires, dans des pavillons à 400 000 €, trop grands pour eux depuis que les enfants sont partis. Qui va racheter ? Le budget d’un jeune ménage, c’est 200 000 €. Pour sortir du logement à ce prix à Aulnay ou au Raincy, on doit faire des immeubles. Il faut densifier pour peser sur les prix. Or les habitants ne veulent pas en entendre parler ! Ils ont vu trop de tours ailleurs… Jusqu’au jour où on ferme l’école du quartier, parce qu’il n’y a plus d’écoliers. »

Maire bâtisseur, maire battu ? Un des rares élus du 93 à assumer ouvertement son statut de densificateur, Bertrand Kern fait mentir le dicton. Il a été très confortablement réélu maire de Pantin en 2008 et 2014. « Il faut arrêter, avec cette histoire de gentrification. À Pantin, depuis que je suis maire, on a stabilisé le revenu moyen par habitant. À Bobigny, il baisse ! On a besoin de bureaux, on a besoin d’accession à la propriété. Ce n’est pas incompatible avec le logement social. Pantin en compte 39 %, contre 36 % au début de mon premier mandat. Trop de gens, dans les banlieues, font n’importe quoi, n’importe comment, sous couvert de nobles causes. »

D’après l’Insee, le nombre d’actifs de l’agglomération parisienne vivant hors Île-de-France a progressé de 10 % entre 2008 et 2013. Ils sont plus de 360 000 à partir chaque matin d’Amiens, de Sens ou Beauvais. Les trains qui les convoient longent de vastes terrains vides, avant d’entrer dans Paris… Pendant les régionales de 2015, Claude Bartolone, président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, se disait attaché « aux valeurs de tolérance, de solidarité, du goût de l’autre ». Le goût de l’autre, malheureusement, ne va toujours pas jusqu’aux classes moyennes.

Profession squatteurs

Les friches et les bâtiments vides de Seine-Saint-Denis ne sont pas perdus pour tout le monde. Avec l’accord tacite de certaines municipalités, le département a vu s’installer à résidence, au fil des années, un réseau de squatteurs semi-institutionnalisés. La fédération française de triathlon (FFTRI) en fait les frais depuis trois ans et demi. Fin 2012, elle rachète un bâtiment à l’assurance maladie, au 31 du boulevard Marcel-Sembat, à Saint-Denis, pour y installer son siège fédéral. À l’automne 2013, alors qu’elle se prépare à déménager, des squatteurs s’installent… Fin mars 2017, ils étaient toujours là. Initialement, il était question de précaires, sans-papiers et sans domicile. En pratique, le collectif Attiéké, du nom d’un plat ivoirien, maîtrise non seulement le français à la perfection, mais également le contentieux de l’expulsion. Il va en appel, recrute des avocats spécialisés, obtient des reports… « On sent le professionnalisme, commente Jacky Baudrand, en charge du dossier à la FFTRI. Les représentants du collectif que nous croisons au tribunal n’ont pas du tout l’air en détresse. Ce ne sont d’ailleurs jamais les mêmes. » L’hébergement de sans-domicile est devenu une activité secondaire, pour ne pas dire un alibi : le bâtiment de 800 mètres carrés accueille au grand maximum 40 personnes. Il est devenu une annexe municipale officieuse, qui abrite des ateliers de réparation de vélos, des projections de films, des animations pour les enfants, etc. Tout cela aux frais de la FFTRI, qui rembourse son emprunt. Le Journal de Saint-Denis annonce régulièrement le programme des animations de l’Attiéké. SUD Solidaires y tient des réunions, tout comme le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), créé par le sociologue Saïd Bouamama. Les vrais animateurs de l’Attiéké ne se mettent pas en avant. Ils entretiennent des relations fréquentes avec d’autres squats du département, comme le collectif Baras de Bagnolet, ainsi qu’avec Droit au logement (DAL). Les sphères associatives et institutionnelles sont en contact fréquent. La directrice de cabinet de Stéphane Peu, adjoint au maire de Saint Denis et président de Plaine Commune Habitat, a longtemps été porte-parole du DAL dans le 93. Fin mars 2017, ayant épuisé les voies de recours, le collectif Attiéké cherchait un point de chute, dans l’éventualité d’une expulsion du 31 boulevard Marcel-Sembat. Tout porte à croire qu’il en trouvera un.

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Avril 2017 - #45

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste

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