Très chère et très désirable cousine[1. On lira Lettre à une provinciale, Nouvelle lettre à ma cousine de province, Pouvait-on faire plus ridicule que ce gouvernement ?, Hollande, un roi sans divertissement],
Il me reste de mon précédent séjour en votre demeure provinciale des souvenirs éblouissants. Je suis toujours étonné du dévouement ainsi que de l’imagination affolante dont vous faites preuve, lors de vos démonstrations d’alcôve. Et je vous avoue sans peine — mais vous ne l’ignorez pas — que le contraste entre celles-ci et votre coutumière froideur de veuve, me comblent tout à fait. Cependant, ce n’est pas de l’excellence de vos soins amoureux, que je veux ici vous entretenir. Dans votre belle contrée, les histoires de la Cour n’arrivent pas si vite que je doive vous priver plus avant du récit des malheurs nouveaux, qui accablent l’effarante Éloïse de Bravitude.
Vous vous rappelez l’épisode le plus brillant de sa longue carrière, celui qui la mena au pied du trône de France. On vit la femme Granbruit, mairesse de Lille, personnage revêche toujours de méchante humeur, alors patronne du parti des partageux, prendre le commandement d’une manœuvre de défiance envers Éloïse, qui en fut blessée d’abord, et se rétablit vite. C’est qu’elle est une manière de phœnix des antichambres politiciennes. Elle meurt lundi dans un affrontement de préau d’école, elle renaît jeudi en franchissant le seuil d’un ministère, dont elle s’est octroyé le maroquin. Elle n’a pas craint de le réclamer car, depuis qu’elle a gouté à l’épice du pouvoir, la Bravitude murmure à l’oreille des sourds qu’il n’en est pas un autre, qui accommode mieux les plats. Bref, la marquise disparaît en janvier, elle reparaît en avril dans un carrosse doré !
On se souvient que, jeune encore, elle avait eu le front de solliciter publiquement feu François Ier d’une circonscription, quelque part dans le royaume : « Vous ne pouvez pas faire quelque chose pour moi ? » Le souverain agacé, mais heureusement interloqué par tant d’audace devant la Cour, avait répliqué qu’il était « un peu tard ». Puis, se ravisant, il avait ajouté : « Je le ferai, mais je crains qu’il ne soit plus temps. »
On sait que, prince élu des avantageux et empereur des dissimulés, François gouvernait aussi le temps. S’il gardait le meilleur pour lui, il en distribuait les miettes à ceux qu’il souhaitait distinguer. Il trouva un territoire à Éloïse de Bravitude, qui s’y fit élire contre toute attente : les Deux-Sèvres. Elle prit de l’importance, se montra en compagnie du monarque, se glissa dans tous ses cortèges et jusque dans ses bagages. Avec cela, elle présenta un grand air, se mêla de tout, admonesta les opposants, écarta les rivaux. Elle imposait, elle soumettait, elle disposait. Elle gouverna bientôt toute la région. C’est ainsi que l’Angoumois, l’Aunis, la Saintonge, et le Poitou s’amusèrent de ses manières outrageusement… royales, avant de les subir non sans un agacement de mieux en mieux partagé. Après dix années de son règne, les peuples de l’Atlantique et du fromage de chèvre réunis lui firent connaître leur lassitude : ils lui imposèrent l’humiliation d’un ballotage.
Par un surcroît de malheur, son échec arrivait dans le même temps que montait sur le trône Gouda Ier, son ancien compagnon, le père de ses enfants : « Goudeus Primus maxime gavisus est, quod rex esset electus »[2. Gouda Ier s’est beaucoup réjoui, parce qu’il avait été élu roi.]. On sait, ma voluptueuse cousine, que si la joie du nouveau souverain fut bruyante, la liesse du peuple ne dura pas…
Bref, la disgrâce de la mère et de la presque épouse délaissée s’augmenta du chagrin de la candidate. Elle espérait être sauvée au second tour par des électeurs, qu’elle voulait reconnaissants des bienfaits, dont elle prétendait les avoir comblés. Or, il lui fut porté un coup de plume, plus meurtrier que de la pointe d’une dague, par la favorite du moment, la colérique marquise de Koajélère. Cette dernière rédigea un bref poulet, lu et répété en tous lieux, où elle exprimait son soutien à l’adversaire d’Éloïse, un gueux du cru nommé Daigourdi : et le pire survint, qui fut la victoire de l’effronté ! Elle faiblit, elle fléchit, enfin elle faséya telle une voile de navire mal tendue sous l’effet du vent.
Elle se tordit les mains, prit pour témoins de son malheur les femmes de France, se répandit en lamentations. Mais les Français ne furent pas plus affectés que cela : la Bravitude avait déçu leur goût de la fantaisie et lassé leur faculté de compassion. Elle fut battue. Et l’on n’entendit plus parler d’elle pendant quelques heures.
Elle rentra bien vite dans la farandole du pouvoir, retrouva l’usage de cette parole singulière, mêlée d’assurance et d’illusionnisme bouffon, qui la signale parmi les autres figures des affligeants ministères Blérot et Valstar : elle a le don de l’annonce faite aux marris ! Vous vous étonnez ? Laissez-moi, coruscante cousine, vous expliquer cette formule : Éloïse aime plus que tout lancer une bonne nouvelle à la volée, sans même en vérifier l’exactitude ni seulement le bien-fondé. Sitôt qu’elle en tient une, elle se précipite devant les gazetiers, adopte naturellement sa pose satisfaite et son air d’impérieuse extravagante, puis la prononce urbi et orbi. Le propos ne se vérifie pas ? Les espoirs sont rapidement déçus ? On se plaint, on se désole ? S’il se trouve des citoyens assez sots pour la croire, elle aurait tort de s’empêcher de leur prodiguer le réconfort de sa parole vaine…
Mais que peut aujourd’hui la parade des bonimenteurs, alors que notre pays a la tête émeutière, et ne se berce plus que de désillusions ? Partout le peuple s’assemble en petits comités, sur les places, sur les marchés, sous les halles ou dans les champs. Partout il se navre, il gronde, il s’exalte. Le chef du gouvernement, qui menaçait hier d’imposer par la force ses lois au Parlement et à la rue, distribue du miel et des roses aux étudiants, qu’il craint par-dessus tout, aux pensionnaires du rendez-moi ça, aux cochers de fiacre, aux mendiants millionnaires, aux veuves éplorées, aux atrabilaires assermentés, aux rebelles en redingote.
Une nouvelle affaire, qui la touche de près, vient de freiner tout soudain la belle course d’Éloïse. « Ah C’est ballot ! », s’exclament ses ennemis. On la voyait s’élancer vers un nouveau triomphe immodeste, depuis que Gouda Ier, qu’on prétend parfois saisi d’un retour d’affection à son endroit, la comblait d’honneurs. Elle s’avançait sur les estrades du monde, enjouée, triomphante, à peine un pas derrière le monarque, presque reine, tout à fait puissante, altière, et la physionomie prise dans un masque de satisfaction un peu benêt.
Mais toute gloire à Rome compte pour rien dans le Poitou ! Son successeur au gouvernement de la Saintonge et de la douceur poitevine laisse entendre que le train de la Bravitude fut dispendieux et au-delà ! Enfin, pour le dire plus clairement, qu’elle a conduit sa belle province au bord de la faillite, laissé derrière elle une montagne de dettes !
Éloïse s’étrangle de rage, lorsqu’on lui rapporte l’affront : « Eh quoi ! Calomnies ! Mensonges ! Procédés dignes des contrées obscures et lointaines, où sévissent les tyrans… Mon honneur, celui du roi, du gouvernement, de la France ! Je ne laisserai pas ce crime impuni, je traînerai… tribunaux… la vérité… bassesse… jalousie… »
Nous en sommes là pour le moment, ma charmante. Dans l’état où se trouve notre infortuné royaume, c’est une péripétie sans grande conséquence, et je parierais volontiers qu’on ne parlera plus de tout cela le mois prochain. Quant à Éloïse de Bravitude, je gage qu’elle nous assènera longtemps encore ses discours moralisateurs et ses étranges formules, qui m’évoquent, dans le désordre, une pénitente extasiée, une épouse de missionnaire mormon, une dévote du gagnant-gagnant, et une diva rouée.
Le printemps s’installe, je viendrai sous peu vous rapporter les rumeurs et les potins de notre capitale, qui vous distraient tant. M’attendrez-vous, comme la dernière fois, allongée sur votre sofa tapissé de soie rose, seulement vêtue de ce collier d’esclave piqué d’une émeraude, que je vous rapportai de La Grande porte ?
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