À la Libération, le caractère politique des décisions à prendre pour bâtir la Sécurité sociale allait de soi. Il fallait mettre en place une nouvelle structure, rassemblant les Assurances sociales de 1930 et les Caisses d’allocations familiales : cela était clairement de la responsabilité du législateur. Le redressement du pays passait par la démographie, et les allocations familiales furent le fer de lance de l’action publique dans ce domaine névralgique ; en 1947 le taux des cotisations famille a atteint 13 %, à comparer aux 4,8 % des cotisations vieillesse ! Hommes politiques et opinion publique étaient d’accord : en matière de sécurité sociale, l’État devait être aux manettes.
Ce n’est pas dans les vieux pots qu’on fait la meilleure Sécu
Mettre en place de nouvelles structures est clairement la responsabilité du législateur. Mais les pouvoirs publics, dans la foulée, se sont chargés du pilotage et même de la gestion du nouveau dispositif, laissant peu d’autonomie aux organes de direction des caisses. Or l’habitude de diriger en édictant des lois et des règlements se prend plus facilement qu’elle ne disparaît. 70 ans plus tard, les pouvoirs publics ont conservé, pour la gouvernance d’une Sécurité sociale arrivée à maturité, les manières de faire qui étaient légitimement les leurs à l’époque où il s’agissait de faire renaître le phénix de ses cendres, mais qui ne correspondent plus aux besoins actuels.
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S’occupant des moindres détails au moyen des lois de financement de la Sécurité sociale et de lois santé, retraites et famille, l’État ne laisse quasiment aucune initiative aux gestionnaires. Il bafoue le principe de subsidiarité mis à l’honneur – en théorie du moins – par la construction européenne. Tout ce qui concerne « la Sécu » est devenu politique si bien que, submergé par le flux tumultueux des décisions lilliputiennes qu’il lui faut prendre, le législateur n’a pas le temps ni les dispositions d’esprit requises pour s’occuper de réformes structurelles. L’État providence s’est développé – et continue à croître – au petit bonheur la chance, sans stratégie ni principes directeurs réalistes.
Il est grand temps que Gulliver brise les liens qui le paralysent et, laissant les équipes de direction de la Sécurité sociale faire leur travail, se consacre à ce qui est sa véritable mission : doter le système français de sécurité sociale d’un cadre législatif adéquat.
L’échange non marchand doit être reconnu, et la Sécurité sociale en devenir le fer de lance
Notre pays souffre de la confusion qui s’est instaurée entre l’échange, et cette forme particulière de l’échange qu’est le marché. Le fait que la Sécurité sociale ne relève pas du marché a conduit des esprits faux à en déduire qu’elle ne relève pas de l’échange, mais du prélèvement obligatoire et du droit à être pris en charge par l’État providence dans une multitude de circonstances de la vie. Cela conduit à l’exaspération des agents économiques dont les revenus sont confisqués à hauteur de moitié, en moyenne, pour financer des services dont un président de la République a dit en substance – bel exemple de sophisme – qu’ils « ne coûtent rien, puisque c’est l’État qui paye ».
Or acheter des services de protection sociale est autrement moins mauvais pour la bonne marche de l’économie que d’être taxé d’un côté et protégé gratuitement de l’autre. Le niveau de prélèvement fiscal et parafiscal a dépassé ce qui est compatible avec le dynamisme économique. Il est nécessaire de réintroduire dans la sphère de l’échange des services qui en ont été bêtement exclus. Les services protecteurs fournis par l’armée, la police et la justice ne s’y prêtent guère, mais les services de protection sociale, en revanche, pourraient parfaitement être organisés selon une modalité d’échange non marchand. Des sommes représentant environ le tiers du PIB passeraient ainsi du secteur étatique au secteur de l’échange non marchand – sous-secteur de l’échange.
Un amoncellement de dispositions légales abracadabrantes empêche actuellement de réaliser que, fondamentalement, les cotisations sociales sont des primes d’assurance grâce auxquelles l’assuré social achète une « couverture sociale » de manière fraternelle, c’est-à-dire en payant plus que le prix s’il en a les moyens, de façon à ce que les citoyens moins opulents puissent acheter à prix d’ami. La notion d’échange est le bébé qui a été jeté avec l’eau du bain. Alors que la Sécurité sociale pourrait constituer un ensemble cohérent d’assurances sociales fonctionnant selon la formule « do ut des » (« Je donne pour que tu donnes ») complétée par l’idée de fraternité et de bien vivre ensemble, on en a fait un système qui confisque d’un côté pour redistribuer d’un autre.
Cela est grave car le consentement à l’impôt devient problématique lorsque celui-ci absorbe plus de la moitié de ce que l’on produit. Un échange mâtiné d’altruisme serait autrement moins décourageant. La réduction de l’échange au marché stricto sensu est une catastrophe non seulement nationale mais mondiale. Entre le marché le plus froid, sur lequel le vendeur se moque de savoir si la personne repartie avec seulement un quignon de pain parce qu’elle n’avait qu’une piécette ne va pas dépérir, et la rupture de tout lien entre ce que l’on apporte et ce que l’on reçoit, il existe un juste milieu, celui de l’échange fraternel, caractérisé par la formule « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens ».
L’échange non marchand est essentiel pour souder entre eux les membres d’une société. Le mot « solidarité », hélas souvent dévoyé, doit être ici utilisé dans son sens étymologique : ce qui rend solide, ce qui agrège en une nation des millions d’êtres humains. En fiscalisant la Sécurité sociale, en la transformant en État providence, on s’attaque aux bases mêmes de ce qui fait l’unité d’un peuple composé de personnes très diverses.
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