La ministre Elisabeth Moreno a déclaré dans la presse que « nous devons permettre aux élèves trans d’utiliser leur prénom d’usage que ce soit à l’école, au collège et au lycée ». Visible sur Netflix depuis le 15 mars, « Petite Fille », un documentaire de Sébastien Lifshitz suivant un garçonnet « né fille dans un corps de garçon » selon les dires de sa mère, met très mal à l’aise.
Récemment multi-césarisé pour le film Adolescentes, Sébastien Lifshitz n’en finit pas de faire l’actualité, puisque Petite fille, son second documentaire de 2020, est depuis le 15 mars disponible sur Netflix, après avoir explosé les audiences lors de sa première diffusion sur Arte. Pas moins de 1 375 000 téléspectateurs ont découvert Sasha et sa famille il y a trois mois, égalant presque le record d’audience de la chaîne (1 700 000 téléspectateurs à l’occasion de la diffusion du Boucher de Claude Chabrol). Par quel mystère l’un des pires documentaires qu’on ait vus rivalise, au moins en termes de public, avec l’un des plus beaux films français de tous les temps ? Serait-ce le sujet ? Le regard de Lifshitz ? Ou l’époque ?
Un sujet qui passionne depuis une dizaine d’années
On constate en effet, dans le monde spectaculaire-marchand qui est depuis longtemps le nôtre, un tropisme intrigant pour la transidentité qui s’explique par sa nature de fait néolibéral total. Le trans est, autant qu’une autocréation, une perpétuelle création qui a besoin de la puissance publique ou de fonds privés pour parvenir à un achèvement toujours repoussé. C’est un personnage tragique et qui lutte contre ce tragique, un combattant obligé de passer par des protocoles médicaux pour devenir ce qu’il est. La thématique identitaire – sujette à critique partout ailleurs – est jugée parfaitement acceptable dans le cas des trans, car minoritaire, à la marge et touchant au cœur intime de l’être: le corps, le sexe, le genre. C’est donc tout naturellement un sujet qui, depuis une bonne décennie, passionne les cinéastes, mais un sujet hautement inflammable qui oblige à bien des précautions. Le Silence des agneaux de Jonathan Demme, immense succès en 1991, serait aujourd’hui impossible à tourner avec son serial-killer transgenre qui se confectionne, pour être enfin tel qu’il se sent, une combinaison en peau de femme prélevée sur de jeunes innocentes. Le trans au cinéma ne peut être aujourd’hui qu’un personnage positif ou une victime. Les réalisateurs abordant le sujet se doivent donc d’être au pire des compagnons de route, au mieux des militants.
Autant, dès le titre du film, prouver son empathie et sa compréhension de la transidentité. Comme Girl de Lukas Dhont, Petite fille se place sur le registre du performatif par défaut: le réalisateur n’a pas le pouvoir d’infléchir les organes mais il peut au moins se placer du côté des transidentités et adopter le genre choisi par ses personnages. Si, contrairement à Dhont, Sébastien Lifshitz a opté pour le documentaire, le voilà déjà pourtant dans la fiction, une fiction dont les assises sont rapidement données par la mère de Sasha, sept ans, qui, aux dires de celle-ci, est né fille dans un corps de garçon.
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Un hôpital parisien bienveillant
Comment donner corps à une fiction quand le réel peut être bien contrariant? En créant une bulle où elle s’épanouit. Ce cocon rassurant est la famille de Sasha, soudée, à l’écoute, parents et fratrie. On l’y voit, cheveux longs, tee-shirt « Mademoiselle parfaite », essayer des coiffures ou jouer au ballon en souliers dorés de princesse. Toutes les apparences d’une petite fille. Mais la maison n’est pas le monde, et Lifshitz va devoir s’y frotter. L’école, ce Grand Satan telle que décrite par la mère, est reléguée hors champ. La fiction du film est de faire accepter le prétendu genre fille de Sacha ; or, l’école se refuse à le féminiser ou à accepter qu’il s’y rende en jupe. Il faut donc se trouver un allié dans le monde pour défendre la cause de la mère. Quoi de mieux qu’un hôpital parisien bienveillant où la famille picarde viendra consulter ?
Trois rendez-vous avec une pédopsychiatre rythment le film et montrent l’avancée de la fiction, du certificat médical pour « dysphorie de genre » prônant la désignation scolaire au féminin de Sacha, à l’évocation embrouillée – mais glaciale – du traitement à venir impliquant bloqueurs de puberté, et qui sait, bien plus tard, une castration qu’euphémise à peine l’expression « testicules maturées in vitro ». La progression de la fiction ne peut cependant avoir lieu que par les mots, puisque celle-ci est pure création mentale de toute une famille. Il convient donc de museler Sasha à qui Lifshitz ne donne jamais la parole. La verbalisation est, au premier chef, du ressort de la mère peu avare en la matière. Elle est la voix de Sasha, elle le connaît puisqu’elle l’a fait et qu’elle l’a même rêvé petite fille dès sa grossesse : « Peut-être que j’ai mangé un truc… ». Par-delà la pensée magique, c’était écrit: son fils devait être une fille, puisqu’elle l’avait désiré.
Sacha est-il en âge de choisir son sexe?
Si la mère est autant valorisée, c’est qu’elle est en fait le relais du metteur en scène; elle est l’auteur du scénario (Sacha est une fille), et peut-être, au fond, le personnage principal. Elle pousse son enfant, éteint les doutes de son mari, s’offre au monde, mère-courage qui part à l’assaut de l’institution. Et le spectateur, plus enclin à compatir au sort de Sacha qu’à se projeter en lui, s’identifie à elle, héroïne moderne luttant contre la transphobie. Qu’importe si Sacha, enfant sans discernement, encore à l’âge du jeu, hésite entre deux genres, ou répond au désir de sa mère car il sait qu’elle l’aimera mieux en fille ? Qu’importe son droit à l’image, son avenir, son droit à choisir qui il sera ? Il faut que Sacha meure garçon pour renaître fille, et accomplisse ainsi le destin voulu pour lui par sa génitrice, sous les applaudissements nourris de la France qui pleure.
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Car – arme fatale – Petite fille est un film où l’on pleure beaucoup. Pour faire passer un changement de sexe imposé à un enfant qui n’en comprend ni les tenants, ni les aboutissants, quel meilleur lubrifiant que les larmes ? Celles de la mère, celles de Sasha (toujours initiées par elle) et celles du spectateur, qui, désocialisé, confiné ou sous couvre-feu, pense être d’une grandeur morale inconcevable en acceptant ce que promeut le film, sans remarquer qu’aucune contradiction ne s’y fait entendre.
Fausse pudeur
Piètre auteur de fictions, Sébastien Lifshitz s’est reconverti depuis une dizaine d’années en documentariste LGBT avec, pour le meilleur, son beau portrait d’une transsexuelle historique, Bambi, qui parlait pour elle de sa vie, de son parcours, avec une pleine connaissance de ce qu’elle était. Rien de tel dans Petite Fille, où l’on parle pour Sasha. Celui-ci, muet, n’exprimera sa prétendue nature fille qu’en récitant sa leçon devant la pédopsychiatre, à l’instigation de la mère qui le fait accoucher de ses mots comme un singe savant. La parole et la connaissance sont du côté de la mère, abondamment filmée et interviewée face caméra ou en off. Sasha lui ne regarde jamais la caméra, comme si Lifshitz n’osait pas déranger la délicate métamorphose de la chenille (première scène dans la pénombre de sa chambre) en papillon (les derniers plans dansés au grand jour avec petites ailes de plastique transparent). Ces apparences de pudeur – contredites par l’obscénité même du film où un enfant est exhibé et volé de lui-même – sont soutenues autant que noyées par la musique hautement émotionnelle de grands compositeurs appelés à la rescousse (Vivaldi, Ravel, Debussy…)
Evidemment, Lifshitz conclut par une victoire: l’école est circonvenue par la mère; Sasha peut s’y rendre en jupe et serre-tête: « elles » ont gagné. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin? D’autres combats attendent qu’il faudra mener, comme nous l’apprendrons à la fin de la mère prête à faire de son fils l’épée qui mettra à bas la société transphobe. La fiction a triomphé. La folie à deux d’une mère avec son fils a conquis la famille, l’hôpital, la société. Maintenant le monde: Petite fille est là pour ça. Il est loin le temps où le sommeil de la raison engendrait les monstres, comme on pouvait lire sur la légende d’une gravure fantastique de Goya. Aujourd’hui, le sommeil de la raison engendre l’émotion. Et c’est un monstre bien pire qui se repaît de larmes et de vies brisées. Si la transidentité n’est pas un crime, sa prescription à un corps et une conscience non encore formés l’est absolument. L’accueil dithyrambique de Petite fille cache en fait un laboratoire de manipulation idéologique qui rend le spectateur complice d’expérimentations douteuses, sous ses propres applaudissements. Souhaitons, avec sa rediffusion sur Netflix, être moins seul à nous en être aperçu.
Petite Fille est un documentaire réalisé par Sébastien Lifshitz, visible sur Netflix
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