On aura tout bu est une ode au vin naturel, et pas seulement en France.
On aura tout bu. C’est le titre du dernier livre de Sébastien Lapaque paru chez Actes Sud. Qu’y aura-t-on bu? Un peu de cidre, au Breizh Café de Saint-Malo, mais surtout du vin, beaucoup de vin. C’est une succession de voyages et de rencontres que dépeint Sébastien Lapaque, à travers les caves et les châteaux, depuis nos petites patries charnelles jusqu’à la lointaine Argentine.
Les bulles carrées
Il y a dans ce livre un petit côté Tintin passant au fil des épisodes de l’Amérique au Tibet, et quand Lapaque se rend dans des nations viticoles moins connues comme la Slovénie et la Macédoine, on a une petite pensée pour la Syldavie. Sur nos chemins de campagne, entre deux métropoles, on croise de sages adeptes de Confucius, des viticulteurs qui, au fil des ans, sont devenus des métaphysiciens ou des poètes cubistes, louant « des bulles carrées » du champagne « bien croquantes sous la dent » et d’autres, plus turbulents, qui revendiquent de faire « des vins de pirates, des vins de tarés », refusant l’étiquette bio : « ce n’est pas à moi d’indiquer que je fais du vin bio, c’est aux autres d’indiquer qu’ils font du vin chimique ».
Le récit peut même tenter les agueusiques et les abstinents : le livre est une ballade planétaire, et puisque le lecteur n’a pas automatiquement une bouteille et un verre sous le coude, au moins il pourra s’enivrer de quelques vers de Du Bellay et de Charles d’Orléans. Le livre flatte le génie de quelques sœurs latines, comme l’Uruguay (« petite patrie, grande littérature, ciels purs, âmes généreuses, grand football, cœurs aventureux, grands vins ») et le Portugal (il est question à un endroit du « singulier génie lusitanien »).
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Au Pays basque, l’évocation du txakoli et des cépages qui lui sont associés (hondarribi zuri, hondarribi zuri zerratia, izkiriota) fait saliver les joueurs de Scrabble. Le vin plonge aussi dans un temps historique long, qui renvoie aux moines cisterciens et à leur savoir-faire mystérieux, perdus et remplacés par les pesticides et le désherbage électrique (c’est-à-dire l’électrocution des mauvaises herbes) ; aux révoltes qui unirent communistes et royalistes dans le Midi viticole, en 1907, contre Clemenceau et le Nord betteravier, pour la défense du vin naturel contre les jus à base de tannins, de verjus, de raisins secs et d’eau-de-vie de fruits que l’on faisait à cette époque ; et jusqu’à la Vierge Marie, bien inquiète que les invités aux noces de Cana se retrouvent à sec : « ils n’ont plus de vin ».
On pourrait qualifier ce livre d’écolo-archaïque (il faut s’imaginer un mélange de Gustave Thibon et de Sandrine Rousseau), quand Lapaque évoque les savoir-faire d’autrefois, et vante même l’équilibre qui existait dans la France d’antan entre abstinence, bombance et temps ordinaires, quand un tiers des jours étaient chômés (et alcoolisés), un autre tiers (Carême, Avent) au pain sec et à l’eau et le reste dédié à la piquette convenable et au tout-venant. L’ouvrage n’est pas excessivement inquiet ; plutôt que le mot de «décadence», l’auteur préfère celui de «renaissance». Il y a quand même des passages moins rassurants que d’autres. Comme dans Tintin en Amérique, quand le petit Belge découvre les vaches entrant vivantes dans la machine et qui en ressortent en saucisses ou en hamburgers, Lapaque nous montre les arrière-cuisines pas toujours ragoutantes du vin.
Attention au Round-Up !
Il relate une dégustation de pesticides dilués dans de l’eau aux doses où l’on peut les retrouver dans le vin : « au nez, le Roundup [de chez Monsanto] est caractérisé par les arômes de bois putréfié et d’essence qu’il produit ; en bouche, il provoque un assèchement, des brûlures, des picotements, de l’amertume, “des sensations de lourdeurs avec des impuretés” » ; « quant à la palette de l’ipodrione […] : eau de Javel, vieux plastique, pneu brûlé ». Certains produits parviennent à obtenir le label européen « vin biologique » malgré la présence de bactéries lactiques, d’acide citrique, de colle de poisson, de résine de pin, de charbon actif… Face à ce petit maillage de viticulteurs consciencieux, l’industrie lourde a l’air de faire les gros yeux. Lapaque cite ainsi Marcel Lapierre, viticulteur décédé en 2010 : « Si les grosses firmes agro-alimentaires veulent voir disparaître les gens qui produisent du poulet, du fromage ou du vin de qualité, ce n’est pas pour les 3% que cela représente sur un marché de l’alimentation qu’elles contrôlent entièrement. C’est pour effacer la mémoire du goût ». La guerre chimique contre l’esprit qu’avait évoquée Philippe Muray dans Désaccord parfait se prolonge donc dans la guerre non moins chimique contre le goût.
Sébastien Lapaque, On aura tout bu, Actes Sud, 2022, 352 pages, 22,80€.