Jean Dutourd intitula l’un de ses livres De la France considérée comme une maladie. Cette maladie, nous sommes quelques-uns à en être affectés de façon chronique. Sébastien Lapaque est du nombre, comme le prouve Autrement et encore, un journal personnel constitué de ses chroniques et articles.
De bons esprits noteront que l’intéressé a souvent dit du bien de mes romans. Malgré le titre de cette rubrique, entre nous, c’est autre chose que du copinage. En 1997, à l’époque où je publiai Des hommes qui s’éloignent, vint me voir ce garçon de quinze ans mon cadet, créateur d’une revue qui fit parler d’elle, Immédiatement. Régnait déjà une idéologie faite de mépris de notre passé, d’aplatissement devant la techno-marchandise, de sans-frontiérisme béat et de rebellitude subventionnée. Orphelins spoliés, ces jeunes gens considéraient qu’on leur avait volé leur pays et leur héritage. Ils aimaient Pasolini, Blondin ou Debord ; certains côtoyaient le royalisme, d’autres le mouvement Attac. Je fus, disons-le, émerveillé de représenter quelque chose pour eux.
Ils se sont égaillés depuis, Jacques de Guillebon, Luc Richard, Sébastien et les autres… La complicité est restée. Et j’en reviens ainsi à Lapaque et à sa France. Il faut lire ce livre pour sentir, éprouver la France, comme le grain d’un bois de chêne ou l’odeur d’une vieille maison, odeur qui chatouillera les narines délicates des journalistes des Inrocks – qui devront surtout ne pas lire Lapaque s’ils veulent en faire le réac idéal dont ils ont tant besoin.[access capability= »lire_inedits »]
Lapaque évoque son école primaire, les bouquinistes sur les quais, une promenade aux Invalides, les vignerons de la Loire. Né en 1971, il est nostalgique d’une France qu’il n’a pas connue. « C’était mieux avant. Je préfère ne pas m’en souvenir. » Le passé lui tient lieu de lunettes pour mieux voir la France actuelle, ravagée par le moderne : « Qu’est-ce que la France ? […] C’est un état d’âme. […] C’est ce qui dure contre ce qui fait semblant de durer. » D’où son recours à Euripide ou Galien, mais aussi à Proust ou Kessel, Lamennais ou Handke, sans oublier ses maîtres, Bernanos, Orwell. Il feuillette, gourmand, un Dictionnaire universel du pain et nous entretient de la dispute théologique entre partisans du pain azyme et du pain au levain. Vieilles histoires ? Non : question de civilisation, donc de substance.
« Au terme d’une effroyable perte de principe spirituel, nous voyons le chiffre se substituer à la lettre […] Voyez ces salles de marché qui résonnent de statistiques sur la dette publique, ces journaux remplis de courbes des dépenses et des recettes. Il est urgent de déchiffrer le monde – en redonnant à ce verbe dé-chiffrer toutes ses énergies de sens. »
Ces pages stimulent en même temps qu’elles donnent des complexes. Comment peut-on être si attentif, si curieux de tout et sensible ? C’est qu’il y a là davantage que beaucoup d’informations et de lectures jointes à un évident talent de journaliste : une inflexion très personnelle, les aveux d’un cœur pudique ; un regard grave, mélancolique, empreint de compassion et de révolte. En somme, c’est écrit en Lapaque, comme Muray écrivait en Muray et Vialatte en Vialatte. Une telle distinction n’est pas donnée à tout le monde.[/access]
Autrement et encore, Sébastion Lapaque, Actes sud, 2013.
*Photo : ErrorTribune.
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