Écrire sur Hitler n’est pas facile. Pour fabriquer une bonne biographie, on doit, dit-on, y mettre de l’empathie. Oui, mais avec Hitler ? Il faut autre chose pour aborder un homme devenu, sous nos latitudes, l’incarnation du mal. Espérer comprendre Hitler, objet toujours brûlant, toujours obscur, nécessite l’emploi d’une lumière froide. C’est elle qui fait la valeur de l’ouvrage de Sebastian Haffner, enfin réédité en français et dans une traduction révisée. Les Considérations sont l’étude la plus originale, la plus abordable, la plus stimulante sur Hitler. Ces qualités sont demeurées intactes depuis la première parution en Allemagne, en 1978. Elles tiennent à la personnalité hors norme et au parcours parfaitement atypique de leur auteur.
Surprise, l’homme n’est pas historien. Juriste de formation, journaliste de métier, Allemand devenu Anglais puis re-germanisé sur le tard, bourgeois soixante-huitard, nationaliste de gauche, voici un être rare. De son vrai nom, il est Raimund Pretzel, né à Berlin en 1907 dans une famille de moyenne bourgeoisie protestante. Il n’exprime pas d’idées politiques précises jusqu’en 1933, mais le nazisme le heurte d’emblée, surtout par sa coloration plébéienne. Il renonce à une carrière dans la magistrature pour l’écriture. Il feuilletonne d’abord dans des journaux légers, où il apprend à tenir son lecteur en haleine, à écrire dru et vite. Sa liaison avec une journaliste d’ascendance juive, Erika Schmidt-Landry, le met en conflit avec les lois raciales de Nuremberg.[access capability= »lire_inedits »]
De bohème, leur amour devient clandestin et dangereux. Erika, enceinte, parvient à émigrer en Grande-Bretagne en 1938. Raimund la suit, librement. Il renonce pour elle à une carrière confortable et à un accommodement avec le régime, le choix de 99 % des Allemands de l’époque. Dès le premier jour de la Seconde Guerre mondiale, Pretzel épouse sans conditions la cause alliée. À partir de 1942, il devient, sous le pseudonyme de Sebastian Haffner, le spécialiste de politique étrangère de l’Observer, où l’on relève déjà les signatures de George Orwell et d’Isaac Deutscher. Ses éditoriaux sont souvent remarquables par leurs anticipations. Dès 1943, il exprime sa méfiance vis-à-vis de l’URSS stalinienne et l’absolue nécessité d’une unification européenne. Il choque aussi en demandant l’exécution de tous les nazis, y compris le quasi-million de soldats de la Waffen-SS. Après la guerre, il ne rentre pas en Allemagne. Citoyen britannique depuis 1948, il devient le plus écouté des journalistes du royaume. D’abord atlantiste pur, il plaide inlassablement pour la résistance à l’expansionnisme soviétique, appelle à la réintégration de son ex-patrie dans le concert des nations. La mort de Staline lui fait opérer un de ces virages à 180 degrés qui vont le rendre célèbre et, parfois, écorner sa crédibilité. Avant tout le monde, il demande la détente, le désarmement, la neutralisation de la Mitteleuropa et donc la fin de la présence militaire américaine. Désavoué par sa rédaction, il perd sa place d’éditorialiste vedette et quitte la Grande-Bretagne. Il retourne vivre à Berlin en 1954. Immédiatement mêlé à la vie politique ouest-allemande, Haffner change de cap plusieurs fois. Il tire d’abord vers la gauche, puis place ses éditoriaux au quotidien Die Welt, propriété d’Axel Springer, très anticommuniste, accueillant aux anciens nazis. Haffner réduit néanmoins sa dérive à droite en se prononçant pour la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse comme frontière orientale de l’Allemagne, péché le plus grave contre l’esprit de la « république de Bonn ». En 1962, il bifurque à nouveau et prône le rapprochement avec l’URSS et la RDA. Il rompt avec Die Welt, entre au Stern, marqué à gauche, et pige à Kontakt, à l’extrême gauche. Sa position politique se stabilise alors sous la forme d’un soutien à l’Ostpolitik de Willy Brandt – le troisième de ses sujets d’admiration après Churchill et de Gaulle – qui débouchera, en 1972, sur une reconnaissance mutuelle des deux Allemagnes. Anticonformiste dans les années 1960, Haffner fait moins recette dans la décennie qui suit. Ses positions se sont banalisées, Willy Brandt réalise toutes ses aspirations de « nationaliste de gauche ». Refusant le rôle de tonton de la bonne conscience allemande, il lève le pied sur le journalisme et revient à sa passion de toujours, l’histoire. Les Considérations sur Hitler paraissent, avons-nous dit, en 1978. C’est le meilleur livre de Sebastian Haffner, et son préféré. À 71 ans, il rencontre son premier vrai succès d’édition, énorme, en Allemagne et à l’étranger. Quels sont les ingrédients de ce succès ? L’écriture, d’abord : concise, ramassée, truffée de formules chocs, de rapprochements nouveaux. La brièveté du propos, l’absence de notes, reposent sur un parti pris pédagogique. À quoi bon ces énormes livres dont on se demande, une fois refermés, ce qu’ils vous ont laissé ? Haffner sacrifie l’érudition au questionnement. De ce fait, son livre tombe dans la catégorie des essais historiques. La froideur du regard est un autre trait étonnant, d’autant plus qu’il n’existe pas, pour un Allemand en tout cas, de sujet plus chargé d’émotion que celui de Hitler. Parler de lui avec distance quand vingt-cinq ans plus tôt les camps d’extermination fonctionnaient à capacité maximale, dans une société ouest-allemande où les anciens nazis étaient encore nombreux aux manettes, cela n’allait pas de soi. Haffner le résistant, l’Allemand en uniforme britannique, pouvait se le permettre, il était au-dessus de tout soupçon.
Inutile de chercher dans les Considérations un portrait psychologique du Führer : l’auteur range ce chapitre dans la catégorie des obligations d’historien dont il se dispense. Il le fait avec d’autant plus d’aise qu’il n’y a pas, à ses yeux, de Hitler privé. Cet homme-là n’a eu ni femme (si ce n’est quelques heures avant sa mort), ni enfant, ni ami, ni métier, seulement une vie hésitant entre politique et prophétisme. Et il importe peu de savoir ce qu’un prophète fait de ses soirées. Le plan de l’ouvrage est inhabituel. Vie. Réalisations. Succès. Erreurs. Fautes. Crimes. Trahison. Sept essais incisifs, surprenants, stimulants. Sept angles différents pour éclairer le phénomène Hitler. Il n’y a pas ici de récit chronologique mais un inventaire orienté par des catégories qui sont en réalité des questions, lesquelles appellent des réponses aussi claires qu’une ligne en bas d’un bilan comptable.
La pensée de Haffner fonctionne à la façon de celle d’un mathématicien. Il énonce un fait auquel il donne la valeur d’un axiome, qu’il pousse ensuite jusqu’à ses ultimes conséquences. Le résultat donne parfois le vertige. Écrire, par exemple, qu’aucun homme n’a, comme Hitler, autant pesé sur son siècle, que, par conséquent, sans lui, il n’y aurait pas eu d’État d’Israël et pas de décolonisation (du moins dans les formes et les rythmes qu’elle a eus), l’on conçoit que cette façon a irrité plus d’un universitaire. Mais quel poil à gratter pour l’amateur d’histoire ! Si Haffner prend donc des risques, finalement, ses quelques outrecuidances ne pèsent pas lourd face à la masse d’intuitions fécondes et d’aperçus nouveaux. Voici cinq de ces « axiomes haffnériens », qui nous semblent de première importance.
1. – Hitler est un doctrinaire, un homme à idées fixes. Ce qu’il a décidé l’est une fois pour toutes. Arrêtons-nous par exemple sur la décision majeure de sa vie, entrer en politique, datée d’octobre 1919, mais qui, en réalité, est fondée sur une promesse survenue onze mois plus tôt : « Il n’y aura plus jamais en Allemagne un nouveau novembre 1918. » Entendez : plus jamais de révolution entraînant la défaite. En quelques lignes lumineuses, nous comprenons qu’il faut prendre ces mots tirés de Mein Kampf avec le plus grand sérieux. Comme il fallait prendre au sérieux le discours du Reichstag, le 30 janvier 1939, clamant à la face du monde : « Si la finance juive internationale jette encore une fois les peuples les uns contre les autres dans une guerre mondiale, le résultat (…) en sera l’extermination de la race juive en Europe. » Ce qu’à l’époque personne n’a fait. C’est cette promesse de 1918 qui fonde, en effet, le programme politique de Hitler, sa décision de reprendre la guerre au plus vite, de la mener jusqu’au bout, de ne tolérer aucune opposition, aucune demande d’armistice, aucune défaite. Le programme est affiché d’entrée : tout ou rien.
2. – Hitler occupe la place centrale dans le Troisième Reich. Il en est la volonté agissante. Il n’a pas été une marionnette au service de tel ou tel groupe d’intérêts, théorie soutenue par les marxistes et par diverses sociologies. Sans lui, pas de parti nazi, pas de guerre, pas d’extermination des Juifs.
3. – Hitler doit ses succès à la faiblesse de ses adversaires et à son étonnante capacité à détecter la faiblesse. Quand la république de Weimar est forte, dans les années 1920, il échoue dans ses entreprises ; il ne prend le pouvoir qu’à un régime moribond, abandonné par tous. La gauche et le centre, passifs et résignés, il les écrase ; avec les conservateurs, en revanche, retranchés dans leurs bastions – armée, diplomatie, administration –, il patine et compose. Face à la IIIe République française et à Chamberlain, la victoire est aisée. Mais qu’apparaissent les Churchill, les Staline et les Roosevelt, la partie est finie. Hitler n’abat que les arbres déjà pourris.
4. – Hitler a deux buts de guerre : conquérir la Russie et exterminer les Juifs. Impossible de les séparer. Il ne s’intéresse ni à l’Angleterre ni aux États-Unis, seulement à la Russie et aux Juifs. Le premier objectif se dérobe définitivement après l’échec devant Moscou durant l’hiver 1941-1942. Hitler le comprend aussitôt, et le dit, l’étonnant étant que les historiens n’ont guère tenu compte des témoignages qui rapportent ce jugement pourtant essentiel. Une seconde question se pose dès lors : pourquoi continuer la guerre si elle est perdue ? Pour au moins gagner l’autre guerre, répond Haffner, celle contre les Juifs. En clair, les trois dernières années de combat de la Wehrmacht n’ont eu d’autre fonction que de tenir un front à l’abri duquel fonctionnaient chambres à gaz et crématoires. La défense de la patrie n’a été que le faux nez de l’extermination.
5. – Si Hitler a pesé très lourd sur l’histoire, il n’est pas pour autant un « grand homme », comme Napoléon a pu l’être. Non seulement à cause de l’ampleur de ses crimes mais du fait qu’il n’est pas un homme d’État. L’État ne l’intéresse pas. Il n’est rien pour lui, la force armée est tout, le seul domaine où il ait d’ailleurs une véritable compétence. Il a détruit les règles de fonctionnement de l’État, institué sciemment un chaos d’administrations et d’officines en lutte permanente entre elles, refusé d’envisager même une règle de succession. Hitler ne possède aucun des traits propres aux bâtisseurs d’empire. Lui disparu, il ne reste rien qu’un tas de cendres.
Pour terminer, nous voudrions attirer l’attention du lecteur français sur un point important. Haffner a éditorialisé pendant trente ans. Il a écrit pour défendre des idées, propager des points de vue. On se tromperait sur l’homme et sur ce livre si on les imaginait indemnes de toute pensée politique, de toute volonté de démontrer. Il en est une, évidente, qui court à travers ces pages : séparer Hitler de l’Allemagne. Hitler n’est pas l’héritier de Luther, du Grand Frédéric ou de Bismarck. L’histoire allemande n’a pas préparé sa venue comme l’Ancien Testament a préparé le Nouveau. Hitler est un corps étranger venu d’ailleurs, de cet empire multinational des Habsbourg. N’est-ce pas de là que surgit aussi son antisémitisme meurtrier ? N’est-ce pas vers le peuple allemand qu’il a in fine tourné sa rage exterminatrice ? N’est-ce pas à l’Allemagne qu’il a infligé les dégâts les plus irréparables ? Que l’on adhère ou pas à ces jugements, on est forcé de réfléchir et de s’élever. Saluons donc cette réédition qui rend à nouveau accessible une rareté : l’alliage de l’histoire populaire et de la plus haute exigence intellectuelle.[/access]
Considérations sur Hitler, Sebastian Haffner, Perrin.
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