Accueil Édition Abonné « Le sentiment d’appartenance à une minorité favorise les théories du complot »

« Le sentiment d’appartenance à une minorité favorise les théories du complot »

Entretien avec le chercheur en neurosciences Sebastian Dieguez


« Le sentiment d’appartenance à une minorité favorise les théories du complot »
Sebastian Dieguez. ©Yvan Fantoli

Pour le chercheur en neurosciences Sebastian Dieguez, si la distinction entre le vrai et le faux n’a plus cours dans le débat public, c’est parce que l’extrême gauche comme l’électorat populaire de Trump ont tendance à favoriser la sincérité aux dépens de la vérité. Face à cette avalanche relativiste, il nous reste la satire et la fiction. Entretien.


Causeur. Les mensonges sont probablement aussi anciens que l’espèce humaine. En quoi les « fake news » sont-elles différentes des bons vieux boniments ?

Sébastian Dieguez. On désigne sous le terme de « fake news » des objets relativement complexes qui prolifèrent de manière inédite avec internet. Sans différer fondamentalement des mensonges, les « fake news » s’inscrivent dans un univers plus large de tromperie fait de non-dits, de cachotteries, d’inductions en erreur, de rumeurs… Sans les nouvelles technologies, il était beaucoup plus laborieux de faire prendre un mensonge.

Ces fausses nouvelles sont aussi la marque d’une époque où il n’existe plus de vérité partagée. Sommes-nous à l’ère de la post-vérité ?

Heureusement, on n’en est pas encore arrivé au point où la vérité ne compte plus du tout, sans quoi on ne pourrait plus communiquer ! Cela dit, le concept assez flou de post-vérité est une hypothèse de travail et de réflexion intéressante pour désigner l’environnement intellectuel qui permet le succès des « fake news ». Dans ce cadre, se substituent à la vérité objective des vérités propres à des groupes, modulées par la culture, l’ethnie, la classe sociale – avec l’idée sous-jacente que la vérité des uns est l’oppression des autres…

Prenons un exemple. En faisant fuiter des masses de données relatives aux relations entre États, le fondateur de Wikileaks Julian Assange a-t-il fait progresser la vérité ou la post-vérité ?

Julian Assange ajoute de la post-vérité à la post-vérité. Même si les révélations de Wikileaks peuvent aboutir à des résultats intéressants en faisant éclater tel ou tel scandale, l’illusion qu’elles procurent est problématique. La méthode Wikileaks donne en effet l’illusion d’une transparence maximale en livrant des tonnes de données qu’il faut vérifier, puis interpréter. En cela, Assange a inventé un métier qui est l’inverse du travail du journaliste. D’aucuns pensent que la mise à disposition de toutes sortes d’informations devrait réduire l’essor des thèses complotistes et la paranoïa ambiante. Mais ce n’est pas aussi simple que ça : si ces mêmes informations ne venaient pas de fuites, mais d’un régime de transparence mis en place par les autorités, je doute qu’on leur ait accordé autant de crédit.

Il y a aussi un biais dans le choix de ce qu’on fait fuiter…

Forcément. Et quand bien même : imaginons un monde futuriste où une base de données type Wikileaks recueillerait en direct tout ce qui passe partout sur la planète. Cela me rappelle une nouvelle de Borges dans laquelle un personnage cherche à mettre au point la cartographie la plus précise et la plus fiable possible, qui finit par être le pays lui-même. Ce type de carte n’a aucune utilité ! De la même manière, avoir des informations tous azimuts ne nous aide pas à y voir plus clair.

Par ailleurs, toute la posture et le personnage de chevalier blanc qu’Assange s’est construit posent question. N’étant pas dans le secret de son âme, j’ignore s’il est intègre avec lui-même, si c’est un gros manipulateur, voire un « bullshiter » guidé par de tout autres motivations que la vérité.

Nous voilà au cœur de votre livre, Total bullshit ! Qu’est-ce donc que le « bullshit » ? Du baratin ?

La traduction la plus fidèle est sans doute « foutaises ». J’emprunte le concept de « bullshit » au philosophe américain Harry Frankfurt qui le définit comme une indifférence à l’égard de la vérité. Contrairement au menteur, le « bullshiter » est difficile à confondre, car il peut produire des énoncés alternativement justes ou faux suivant ce qui lui passe par la tête. Pour mentir, il faut savoir que ce que l’on dit est faux, autrement dit connaître la vérité qu’on déforme ou qu’on cherche à cacher. Rien de tel pour proférer du « bullshit », dont Frankfurt dit que c’est généralement un moyen de « s’en tirer à bon compte », en se faisant mousser, en noyant le poisson, en faisant preuve de lyrisme ou en restant aussi vague que possible.

Avez-vous des exemples en tête ?

Lorsque mon livre est sorti, Laurent Wauquiez avait fait ses fameuses sorties lors du cours qu’il donnait à une école de commerce de Lyon : « Ici, je vais parler cash, ce ne sera pas le bullshit que je peux sortir sur un plateau médiatique. » Cela sous-entendait que tout ce qu’on entend sur les plateaux de télévision ou de radio, ou en politique, relève d’une forme de « bullshit », mais qu’il ne « bullshiterait » pas dans ce cours. C’est une forme de « bullshit » politicien qui sert à se rapprocher des gens.

Vous semblez peu estimer la sincérité, du moins son étalage. Pourquoi l’opposez-vous à la vérité ?

En principe, la sincérité paraît plutôt être une vertu. Mais, comme l’explique Frankfurt, il est assez facile de prendre la posture de quelqu’un de sincère. Ce flou va de pair avec l’évolution culturelle et sociologique des démocraties libérales, où l’on estime que chacun a droit à son opinion et est libre de l’exprimer. Le fait d’être vrai envers soi-même a fini par l’emporter sur le vrai tout court. Des idéaux épistémiques tels que la justesse, la rigueur ou la vérification des faits s’effacent derrière l’expression fidèle de son ressenti. Bref, s’il suffit d’être sincère, il n’y a plus tellement de différence entre le vrai et le faux, on a raison du seul fait qu’on s’exprime avec passion et qu’on « croit en nous ».

Les grands médias aiment brocarder les « fake news » que propageraient des leaders populistes tels que Donald Trump ou Viktor Orban. Croyez-vous les populistes plus crédules que la moyenne des individus ?

Pas vraiment. Quelques études scientifiques récentes montrent que les sympathisants des extrêmes manifestent une forte adhésion à des pensées antirationnelles, sans nécessairement y croire. Dans le cas de Trump, c’est très frappant : il ment énormément, mais ne trompe presque personne ! Ses partisans l’aiment, parce qu’il casse les règles de la civilité et du jeu officiel. En mentant ouvertement à l’establishment, il est perçu comme faisant partie « des nôtres ». Par ce mécanisme, il peut mentir délibérément à seule fin de s’attirer les grâces d’une partie de l’opinion.

À notre époque de crispation généralisée, notamment durant les manifestations de gilets jaunes ou les jours d’attentats, ce que vous appelez l’« injonction contemporaine de penser par soi-même » aboutit-elle à des comportements grégaires ?

Oui. C’est un paradoxe assez amusant : c’est fou ce que les gens qui prétendent penser par eux-mêmes empruntent aux autres ! Quand on y réfléchit, penser par soi-même est une expression assez étrange. On invente rarement une pensée. Tout un chacun devant baser ses réflexions, ses idées, ses opinions et ses croyances sur quelque chose de disponible dans le marché culturel environnant. Il y a des prescripteurs de pensée subversive clé en main. Leur prétention à penser en dehors de la masse et à se poser hors système relève d’ailleurs du « bullshit ». On peut faire remonter cette posture subversive aux théories critiques des années 1970, dont la fonction principale était d’être « contre ».

Justement, certains accusent les penseurs postmodernes (Derrida, Deleuze, Foucault, Rorty…) d’avoir dévalué la vérité en consacrant la subjectivité et le relativisme. Ont-ils eu une telle influence auprès des masses contemporaines ?

D’un côté, il est assez peu probable qu’un électeur de Trump, un partisan du Brexit ou un gilet jaune soit un fanatique de Foucault ou de Deleuze ! Même chez les intellectuels, très peu de gens ont lu ces textes qui relèvent souvent d’une forme d’obscurantisme assez indigeste. Le postmodernisme n’est pas la cause de la post-vérité. Cependant, les deux manifestent la même attitude épistémique d’indifférence à la vérité. Ce mouvement est parti de la critique de la science, qui prétendait mesurer la vérité en faisant fi des facteurs sociaux influençant les choix des scientifiques. Tout n’est pas à jeter dans ces réflexions. À l’époque, cela a rendu possible et légitime la remise en question de ce que nous disaient la presse, les gouvernements et tous ceux qui prétendaient nous dire le vrai. Conçu de manière très sophistiquée par des intellectuels parisiens, ce relativisme peut aussi parler aux déclassés de villages périurbains qui en ont marre que des autorités leur disent ce qui est vrai et faux.

Les penseurs postmodernistes Felix Guattari et Gilles Deleuze (1975). ©Jerry BAUER/Opale/Leemage
Les penseurs postmodernistes Felix Guattari et Gilles Deleuze (1975).
©Jerry BAUER/Opale/Leemage

Pour le dire autrement, des intellectuels d’extrême gauche ont été l’avant-garde d’une tendance désormais embrassée par des électeurs d’extrême droite !

On vit un grand confusionnisme. Aujourd’hui règne une confusion totale entre la gauche, la droite, l’extrême gauche, l’extrême droite, le racisme, l’antiracisme, le féminisme, l’antiféminisme…  Et il y a aussi une fragmentation totale de la connaissance. Chacun semble grappiller des bouts de savoir qui l’arrangent.

Dans notre société ultra connectée, la fragmentation du savoir accompagne un certain tribalisme. L’incendie de Notre-Dame de Paris a ainsi attisé le complotisme, aussi bien chez certains musulmans que chez des identitaires. Les sociétés multiculturelles sont-elles plus conspirationnistes ?

De nombreuses données montrent que le sentiment d’appartenance à une minorité – économique, sociale, ethnique – participe de l’émergence des théories du complot. Il existe même un terme technique pour désigner ces croyances : « théorie du complot-minorité ». Avec l’incendie de Notre-Dame, différentes communautés intellectuelles et épistémiques ont projeté leurs obsessions sur un événement encore en cours. Si bien qu’ont coexisté quatre ou cinq théories du complot incompatibles entre elles. Cet empressement est un des signes prouvant que les théories du complot ne sont pas vraiment des théories.

Qu’entendez-vous par là ?

Au sens scientifique, une théorie doit parvenir à expliquer toute une série d’événements disparates et être capable d’affronter l’épreuve d’une enquête. Or, un complotiste se contente de faire des allusions vagues et de pointer des détails qui remettent en cause une thèse officielle.  Généralement, il se garde bien de produire une théorie détaillée et claire qu’on pourrait mettre à l’épreuve d’une enquête. En cela, le complotisme relève de ce que j’appelle la pseudo-rationalité. Cette pensée de type téléologique permet d’identifier une cause finale de laquelle découle toute la complexité des événements : une espèce de conspirateur fantasmatique qui tire les ficelles, mais n’a jamais de vrai visage.

Il a souvent le visage du Juif errant…

Absolument. C’est une manière de penser très explicite dans un certain nombre de caricatures. Mais pour certains qui ont un peu plus d’imagination, ce grand coupable peut être les extra-terrestres, les Illuminati, les reptiliens ou une autre entité démoniaque dont la culpabilité n’est plus à prouver. C’est évidemment le contraire d’une théorie scientifique, et c’est pourquoi la pensée téléologique a été totalement exclue du champ explicatif en physique, en science, en biologie…

Dans votre essai, vous racontez une anecdote assez désespérante. Un de vos étudiants, convaincu par votre esprit critique, vous a proposé d’encadrer un projet de recherche niant le génocide juif. Que faire contre pour combattre ce genre d’inepties ?

Il n’y a pas véritablement de méthode pour enseigner l’esprit critique. Celui-ci sert à se méfier de ce qu’on nous dit, à mettre en doute le sens commun. On peut appliquer ce logiciel à l’infini dans son intérêt personnel. J’observe que certains sont hypercritiques dans un tas de domaines – telle théorie gouvernementale qui explique tel événement –, mais pas pour ce qui les arrange – l’opinion de n’importe quel blogueur avec laquelle ils sont d’accord ne sera jamais mise en doute.

Contre la post-vérité, trois types de solutions sont avancés : le « fact-checking » journalistique, la formation à l’école, puis la loi. On a d’ailleurs tendance à tout mettre sur le dos des écoliers, alors qu’une bonne partie des fausses informations sont propagées par des gens relativement âgés sur les réseaux sociaux.

Oui, mais une démocratie ne peut pas rééduquer les adultes !

Évidemment, si on se met à monter des camps gouvernementaux de rééducation à l’esprit critique, ça va ressembler furieusement à du stalinisme (rires). Sans prétendre à la solution miracle, je propose une alternative décentralisée : le recours à l’imaginaire et à la fiction que le « bullshit » et la post-vérité ont confisqués.

Comment ?

À force de raconter n’importe quoi, on produit une sorte de monde parallèle avec plein d’informations fictives dont on ne sait pas quoi faire. La post-vérité est aussi une post-fiction. Une approche différente consisterait à reprendre goût à la fiction – ce que les humains adorent déjà via les séries, les romans, les films, contes et légendes.

Dans ce dispositif, on peut brandir la satire comme une arme paradoxale. Ainsi, Le Gorafi est constitué de « fake news » satiriques qui, par une diablerie de l’esprit, nous disent des choses importantes sur la vérité. À travers le délire, la satire révèle le vrai qu’on n’arrivait pas à voir sans elle.

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Juin 2019 - Causeur #69

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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