Pierre Schoendoerffer, donc, est mort. Peu s’en soucieront car cet énergumène-là parlait de choses que les hommes d’aujourd’hui ne connaissent plus ou, s’ils s’en souviennent, dont ils se moquent. Schoendoerffer était un écrivain et cinéaste qui parlait de la France, d’une autre France, géographiquement et historiquement lointaine, un écrivain et cinéaste qui parlait d’hommes dont l’honneur avait assez été trempé au sang et aux larmes de la tragédie pour qu’ils en sachent et la valeur et l’écrasante inutilité. Schoendoerffer parlait des vaincus de la farce décolonisatrice, il parlait d’une France de l’abandon au milieu de qui quelques héros seuls, et vains, témoignaient d’une vie plus intense qui aurait pu être trouvée. Il est peut-être le seul témoin d’une certaine mémoire que la frénésie des Trente Glorieuses n’a eu de cesse de rayer pour que jamais nul ne puisse rationnellement la reconstituer non plus qu’intérieurement la revivre.
Je ne sais si la passion de la guerre aventureuse de Schoendoerffer est partageable : pour la goûter, peut-être faut-il avoir été éduqué tout enfant à l’admiration des ultimes chevaliers modernes qui de 40 à 62, de Koufra à Oran et de Leclerc à Bigeard firent les derniers jours glorieux d’une armée française en haillons. Peut-être faut-il avoir lu Par le sang versé à 12 ans et vu Dien Bien Phu à 14 pour la comprendre. Peut-être faut-il avoir eu un grand-père officier à vingt ans en Indochine pour l’admettre. Pourtant les grands récits épiques comme Schoendoerffer sut en conter résolvent toujours, une fois que l’histoire a passé avec sa règle de fer, les contradictions partisanes : qui ne tressaille pas à la charge de la Brigade Légère, au récit de Little Big Horn, à la chute de Troie ou à la prise de la smala d’Abd El Kader, d’où qu’il vienne et quelles que soient ses opinions, n’est peut-être pas tout à fait un homme.
En tout cas, le beau livre de Bénédicte Chéron, issu de sa thèse, qui sort providentiellement au moment de la mort de son sujet, tente de faire partager cette fascination au grand public, et y réussit sans nul doute. Sobrement intitulé Pierre Schoendoerffer[1. CNRS Editions, 27 euros.], cet ouvrage qui ne se veut pas une biographie remet pourtant en ordre une vie entière et fournit de précieux enseignements sur ce petit garçon du Puy-de-Dôme né trop tard pour la résistance mais qui crut trouver dans les lointains espaces français la rédemption.
Schoendoerffer ne fut pas lui-même un guerrier, mais il hanta les champs de bataille de toute l’Asie, après avoir débuté dans le cinéma sous la houlette du grand Kessel. Reporter de guerre, correspondant d’agence, il noua tout particulièrement avec l’Indochine un rapport filial jusqu’à la chute de Dien Bien Phu où il se trouvait, et sa libération des camps de rééducation vietminh. Quand il réalise La 317ème section en 1964, la guerre d’Extrême-Orient a déjà été effacée par la vraie sale guerre, celle d’Algérie. Il est sans doute le premier, et le dernier, à tenter de s’éloigner des documentaires et des informations journalistiques pour incarner dans le destin de soldats perdus la réalité de ce conflit. Jacques Perrin et Bruno Kremer qui débutaient alors donneront au lieutenant Torrens et à l’adjudant Willsdorf la profondeur de leurs traits inoubliables, l’un petit prince tombé de la lune, l’autre baroudeur cabossé. Après ce premier succès, Schoendoerffer retourne temporairement au documentaire, avec La section Anderson où il suit le premier officier noir sorti de Westpoint en campagne contre le Vietcong. Hollywood le consacrera d’un Oscar. Mais entre deux films, Schoendoerffer fut aussi un romancier exceptionnel, jamais jugé à sa véritable mesure : L’Adieu au roi – dont on dit qu’il inspira le Coppola d’Apocalypse now – Le Crabe-Tambour et Là-Haut en témoigneront. Les deux derniers seront portés au cinéma par leur auteur lui-même, Le Crabe-Tambour devenant sans nul doute son chef-d’œuvre à l’image. Pierre Schoendoerffer fut aussi l’homme du conflit de conscience algérien, quoiqu’il n’ait pas couvert cette guerre comme la précédente : le bouleversant et polémique Honneur d’un Capitaine et son débat sur la torture élèvera l’auteur au rang de véritable tragédien. En 1992, le cinéaste réalisera son vieux rêve : porter à l’écran la bataille qu’il a suivie en 54, la fameuse chute de Dien Bien Phu.
Plus que dans ses sujets qui au fond se ramènent toujours au même, les hommes dans et après la guerre, c’est la manière Schoendoerffer qui le consacre comme un génie profond : pas loin d’être shakespearien, du Shakespeare des grandes pièces historiques, il met en scène la mélancolie du héros obscur tout à tour servi et desservi par les circonstances exceptionnelles. C’est toujours le long sanglot d’Ulysse qui cherche sa véritable terre natale, celle sur laquelle sont tombés ses camarades. Faits d’armes, amours et politiques s’entremêlent afin de révéler que la déchirure est inscrite dans le cœur de l’homme, dès sa naissance et quels que soient ses actes, qui au final comptent moins que ses rêves. Et son honneur.
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