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Schizophrénie française


image : http://online.worldmag.com après Garnt Wood

Contrairement aux monarques absolus, les responsables politiques − hommes et femmes − des démocraties, même au sommet de l’État, ont un seul corps et une seule vie. On n’assiste plus à leur coucher ni à leur lever et, en France, le fait qu’on les laisse tranquilles entre ces deux moments est érigé en pilier de l’identité nationale − encore une exception. Seulement, ce que l’affaire DSK nous empêche de voir, c’est que la vie privée ne se limite pas à sa dimension sexuelle. Or si, contrairement aux « Anglo-Saxons », nous avons plutôt tendance à nous abstenir de tout jugement moral sur la vie sexuelle et amoureuse (les deux vont parfois de pair) de nos élus, concernant l’argent, nous avons déjà rattrapé ces fils de puritains. C’est seulement au seul corps de nos gouvernants que nous appliquons un double régime de transparence. Ça ne peut pas marcher.[access capability= »lire_inedits »]

De la chasse aux « caisses noires » à la dénonciation des valises de billets venues d’Afrique, des cigares remboursés par la République au financement des vacances de nos gouvernants, la presse française a considérablement changé en moins de deux décennies, au point de placer aujourd’hui la barre très haut sur l’échelle de la vertu. Or, le cul et les sous sont aussi inséparables aujourd’hui qu’autrefois, et la transparence exigée pour ceux-là sera nécessairement requise pour celui-ci. La tourmente DSK est sidérante et fascinante. Mais sans qu’on s’en aperçoive, l’affaire dite « Woerth/Bettencourt » − qui, avec le recul, semble presque sobre − nous a fait basculer dans une nouvelle ère du point de vue du traitement médiatique de la vie privée de nos dirigeants.

L’affaire Woerth/Bettencourt, un conflit d’intérêts chimiquement pur

Quoique désespérément dénuée de cabrioles extraconjugales, l’affaire Woerth marque en effet un véritable tournant. Le principal reproche adressé à Éric Woerth est d’avoir été, comme responsable du fisc français, chargé de faire payer le plus d’impôts possible à la première contribuable du pays pendant que le travail de son épouse[1. Florence Woerth, épouse d’Éric Woerth, était salariée de Clymène, filiale de Téthys, sociétés gérant respectivement la fortune Bettencourt et ses titres dans le groupe L’Oréal] consistait à alléger le plus possible l’imposition de la même dame. Personne n’a prouvé que les époux Woerth se soient rendus coupables d’un quelconque abus, et encore moins d’un délit. Mais on a épinglé ce cas presque chimiquement pur de conflit d’intérêts. Par inconscience, Éric Woerth s’est mis dans une situation dans laquelle l’intérêt personnel de sa femme – dont on peut supposer qu’il coïncidait avec le sien − entrait en collision frontale avec sa mission au service de la République. Que rien d’illégal n’ait été commis ne change rien à l’affaire. Dans cette situation, ses décisions de ministre étaient potentiellement entachées d’illégitimité.

Son départ du gouvernement a été interprété − et à raison − comme le triomphe d’une nouvelle norme imposée par les médias à la classe politique : désormais, le conjoint d’un homme ou d’une femme politique de premier plan devra soumettre sa vie professionnelle à cet impératif, au besoin en sacrifiant sa propre carrière aux intérêts supérieurs de l’État. Et pour une fois, certains journalistes se sont soumis aux règles qu’ils prétendaient imposer aux élus. On y reviendra.

On n’a pas besoin d’avoir l’esprit mal tourné pour poser une question subsidiaire : si l’épouse d’un ministre du Budget ne peut plus, désormais, être salariée par un riche contribuable, cette jurisprudence vaut-elle pour sa ou ses maîtresses ? Le cas de Roland Dumas, dirigeant la diplomatie française alors qu’il avait une liaison amoureuse avec la fille de Moustafa Tlass, à l’époque ministre syrien de la Défense[2. D’où son surnom : « Le Lion de la Tlass »], illustre parfaitement cette difficulté. Quoique parfaitement légale, cette « affaire privée » ne concernait pas seulement un homme et une femme, dès lors qu’elle pouvait interférer avec la politique française en Syrie et au Liban[3. Il est vrai qu’en l’occurrence, on peut penser que le tropisme politique de Dumas a nourri l’attraction érotique plutôt que l’inverse : en clair, le fait que Dumas était plutôt « pro-syrien » a peut-être favorisé la rencontre et l’amour…]. À l’époque, cette question n’avait pas suscité le moindre débat.

Le conflit d’intérêts ne concerne donc pas exclusivement les couples légitimes, même s’il est beaucoup plus facile d’établir des règles visant à l’empêcher dans le cas d’un lien conjugal institutionnalisé. Il est tout aussi légitime, et même nécessaire, de chercher à le prévenir quand il surgit à l’intérieur d’une « union libre » ou d’amours clandestines. La République ne saurait être puritaine le jour et libertine la nuit quand les mœurs de ses grands serviteurs peuvent entrer en conflit avec les intérêts supérieurs de l’État.

Les rédactions devront enquêter sur la vie sexuelle des politiques

Le feuilleton Wikileaks l’a montré : le désir de transparence s’accroît. Il ne saurait s’accommoder de faits qui se reculent. La « jurisprudence » Woerth permet et même oblige les rédactions françaises à fouiller la vie sexuelle/amoureuse des ministres, à enquêter sur les activités de leurs amants et amantes, ainsi que sur celles de leurs proches. C’est le seul moyen de savoir si les décisions de l’exécutif sont ou non entachées de favoritisme.

Il est vrai cependant que l’existence d’une classe « politico-médiatique » dont certains membres sont liés par le mariage ou le concubinage constitue un frein au changement. Les unions entre une journaliste et un politique sont en effet monnaie courante à Paris. Et si Anne Sinclair, Béatrice Schönberg ou Audrey Pulvar ont, par choix ou par contrainte, suspendu leurs activités médiatiques à cause des couples qu’elles formaient avec DSK, Jean-Louis Borloo ou Arnaud Montebourg, Christine Ockrent n’a pas eu cette pudeur, s’étranglant de rage quand on lui faisait remarquer qu’il était pour le moins incongru que l’Audiovisuel extérieur de la France fût dirigé par l’épouse du ministre des Affaires étrangères. Quant à Valérie Trierweiler, compagne de l’un des deux présidentiables du PS, elle officie toujours dans les médias : cette situation pourra-t-elle perdurer si François Hollande emporte la primaire ? À ces couples plus ou moins officiels, combien faut-il ajouter de liaisons parfaitement banales et notoires, comme celle qui vit le Président, séparé de sa deuxième épouse, s’afficher avec une journaliste du Figaro, dont les qualités professionnelles n’étaient évidemment pas en cause ? Dans chaque rédaction, des journalistes sont liés, amoureusement ou amicalement, à des responsables politiques ou à leur conjoint – comme en témoigne la proximité d’Anne Sinclair avec Jean-François Kahn, qui a conduit celui-ci à commettre une douloureuse mais humaine bévue. Dans ces conditions, on comprend que la profession soit tenter de décréter que la vie privée des élus est « sans intérêt pour le public ».

Ce choix largement dicté par les affects ne traduit pas forcément un cynisme de mauvais aloi. Ni l’amitié ni l’amour ne sont moralement condamnables. C’est la vie. Le problème, c’est que cet effet de la sociologie – les mêmes écoles, les mêmes origines sociales… − se heurte à des tendances culturelles et technologiques de plus en plus puissantes. La crise démocratique que nous traversons, envenimée par un manque généralisé de confiance des gouvernés vis-à-vis des gouvernants – « On nous cache tout… » –, l’engouement pour les théories du complot, sans oublier le règne du téléphone portable qui permet à tout citoyen de surprendre un élu dans des circonstances qui relevaient autrefois du domaine privé et de diffuser largement ses trouvailles, sont des lames de fond qui, que nous le voulions ou non, étendent le domaine de l’exposition et réduisent celui de l’intimité. N’ayons aucune illusion : cette progression de la transparence ne s’arrêtera pas à telle ou telle dimension de la vie privée. Tout simplement parce que la nature humaine, celle du public qui veut savoir et celle des journalistes qui veulent informer – et vendre – est ainsi faite. Au lieu de nier cette évidence et de croire qu’ils arrêteront le mouvement, les journalistes feraient mieux de l’accompagner tout en le contrôlant. Ce qui suppose qu’ils définissent collectivement les nouvelles règles du « droit de savoir » sans pour autant transformer leurs médias en tabloïds à sensation.[/access]

Juin 2011 . N°36

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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