Un caricaturiste marche sur une corde raide. A manier stéréotypes et clichés, on tombe facilement du mauvais côté et, à ce jeu, Vicky Cristina Barcelona, la nouvelle comédie romantique de Woody Allen, fait plouf ! Le cinéaste, inégalé en caricature de juif new-yorkais névrosé – à l’image d’Alexandre Portnoy le complexé – n’arrive plus à dire grand-chose. On dirait que les goys ne sont pas son fort – sans juifs, Allen n’est pas aussi drôle et spirituel. Dans le dernier film du père spirituel de Jerry Seinfeld, non seulement il n’est pas question de juifs, mais il y a aussi plein d’églises (notamment l’effrayante cathédrale de la Sagrada Familia), un beau crucifix qui justifie un déplacement au milieu de la nuit en jet privé. Sans oublier le symbolisme trinitaire, ici manié à la truelle. Certes, il s’agit de ce que l’on appelle banalement un « ménage à trois », mais l’accumulation de bavardages sur l’amour sur fond de chiffre trois peut induire en erreur certains spectateurs.
Au cœur de l’intrigue, le périple de deux amies, Vicky (Rebecca Hall) et Cristina (Scarlett Johannson) qui débarquent à Barcelone pour y passer l’été. La première, très raisonnable, entend décrocher son master sur la culture catalane avant d’épouser un jeune homme ennuyeusement riche et très comme-il-faut. La seconde, dotée d’un tempérament passionné, est en quête de l’Amour, quitte, proclame-t-elle, à en payer le prix. Leur rencontre avec un peintre bohême (Javier Bardem) qui parvient à les séduire toutes les deux est le moteur de l’intrigue. Cristina succombe la première, aussi excitée par le sex-appeal du latin lover que par la réputation sulfureuse de l’artiste qui a failli s’entretuer avec son ex-femme, Penelope Cruz, qui campe une hystérique ibérique. Cristina consent à partager son amant, d’abord parce que c’est cool, ensuite parce cette trinité érotique est un piment une fois le plaisir de la nouveauté émoussé. Ce point est un peu embarrassant pour tous ceux qui aimeraient croire qu’Allen présente le triangle amoureux comme une alternative aux assommants problèmes de couple. On ne sait pas ce que le citoyen Allen en dirait, mais à l’écran, ça ne marche pas.
De son côté, la brunette Vicky, parvient à vaincre la femelle que l’artiste éveille en elle. Puis ces deux ultra-conformistes (l’une de tendance rebelle et l’autre du courant docile) plient bagages et referment la parenthèse sur leur aventure européo-estivale. Oh my God, le Vieux Continent c’est génial, pittoresque, on y boit du vin dans des cafés enfumés pleins de jeunes artistes intellos, beaux et passionnés. C’est chic et romantique, comme un Relais et Château !
Ceux qui attendent avec gourmandise le dynamitage de quelques stéréotypes verront arriver le générique de fin avec soulagement et agacement. Les Américains sont matérialistes et ennuyeux, leurs femmes bovarysent et cherchent la consolation dans une ville qui est censée transpirer la sensualité et où, de surcroît, chaque toit pointu chaque flèche de cathédrale, est un symbole érotique. Le véritable ménage à trois, comme l’indique le titre, est celui qui s’établit le temps d’un été entre les deux jeunes femmes et Barcelone, ville-chimère. Métaphore lourdingue d’une Europe fantasmée – mais à deux balles : c’est avec la ville, ou plutôt sa représentation de carte postale, qu’elles font l’amour.
Un mauvais film de plus, me direz-vous, pas de quoi s’énerver. Pas si sûr : ce film est dangereux. Il représente pour la France une menace stratégique – je pèse mes mots. Depuis un siècle et demi, la France en général et Paris en particulier jouissent du privilège inoxydable d’incarner ce je-ne-sais-quoi de romantique, bohêmo-intello-chic, rivegauche-sexy qui est devenu le code de reconnaissance des nouvelles classes dirigeantes. Et quelques Hidalgos prétendraient remplacer nos immortels artistes-mal-rasés-fumant-dans-les-cafés-et-sans-le-sou ? Hello, remember Paris ? Cette Barcelone à la sauce Woody Allen pourrait graver durablement dans l’imaginaire de centaines de millions d’Indiens et de Chinois accédant à la classe moyenne des représentations lourdes de conséquences. Comment vendrions-nous du champagne et des grands crus, de la haute couture et du luxe en série, comment attirerons-nous des dizaines de millions de touristes par an, si l’industrie culturelle ne prépare pas les esprits ? Comment les jeunes de Mumbay et de Beijing sauront-ils que Paris est synonyme de romantique et, accessoirement, que boire du vin et manger du fromage est quelque chose de raffiné et sied à merveille aux gens qui gagnent bien leur vie ?
N’oublions pas que Woody Allen est un dangereux récidiviste. Et quand on se rappelle de ses grands discours sur la France, on se dit qu’en prime il est fourbe. Dans Hollywood Ending, il s’était déjà bien moqué de nous avec un hilarant metteur en scène temporairement aveugle dont le film n’a de succès qu’en France. Avec Cristina patati patata, on est passée de la taquinerie à l’agression caractérisée. Au nom des nouvelles valeurs protectionnistes et en hommage au « retour de l’Etat », bannissons ce film qui met en péril l’économie nationale dans l’une des heures les plus sombres de son histoire.
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