Chaque jour, Facebook aspire les milliards de données de ses utilisateurs pour les vendre à des applications commerciales. En croisant les informations, le réseau social fondé par Mark Zuckerberg piétine même la vie privée d’individus qui n’y sont pas inscrits. Malgré ses excuses, son créateur ne pourra pas éternellement échapper à ses responsabilités pénales.
Le scandale Cambridge Analytica constitue la partie émergée, non pas d’un iceberg, mais d’un véritable serpent de mer. Tout fin connaisseur de l’histoire de Facebook sait bien que l’entreprise de Palo Alto est coutumière de ce type de comportements, et ce pour une raison très simple : l’activité de Facebook repose sur la monétisation et la commercialisation des données de ses utilisateurs.
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La montagne de sucre commence à caraméliser
Que « la montagne tremble », ou que « la montagne de sucre » se mette à caraméliser (ce sont là deux étymologies possibles du nom du patron de Facebook), l’avenir semble clairement s’obscurcir pour le réseau planétaire. L’occasion est ainsi offerte d’interpréter la clémence avec laquelle le monde accueille ces révélations. De nombreux observateurs sont pourtant frappés par les caractéristiques quasi étatiques que Facebook a développées avec le temps – politique de recensement, prétentions à la gestion de l’état civil, éducation, renseignement, financement de la recherche sur critères idéologiques, identité numérique, etc. Or, si un État s’était rendu coupable du tiers des pratiques attribuées ou imputées à Facebook, il aurait été assez rapidement traîné par la peau des fesses devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Cambridge Analytica : « So much for democracy » ?
Petit retour sur l’affaire par laquelle le scandale est arrivé. En 2010, Facebook permit à des applications tierces de lire et collecter des données d’utilisateurs. En 2013, Cambridge Analytica sortit de ses forges l’application « This is your digital life ». Près de 270 000 utilisateurs américains de Facebook se prêtèrent sans se méfier à ce qu’ils prirent pour un simple test de personnalité. C’était en fait une monumentale pompe aspirante de précieuses données (sur l’orientation sexuelle, politique, religieuse, etc.) destinées à être vendues. En raison de la porosité entre les profils « amis », ce furent au bout du compte plus de 87 millions de personnes dont les données personnelles furent aspirées. En 2016, la campagne de Donald Trump a investi massivement dans la publicité sur Facebook à la veille de l’élection présidentielle. L’audience idoine fut utilement ciblée, grâce au profilage fourni par Cambridge Analytica. À la mi-mars, la funeste entreprise d’influence fut révélée au grand jour. On put alors lire sous la plume de commentateurs américains « so much for democracy », « tant pis pour la démocratie »…
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Le Jawad du réseau social
Dans la foulée, Zuckerberg a été sommé de venir s’expliquer devant la Chambre des représentants et le Sénat. Le monde entier a alors vu paraître, sous les traits d’un adolescent glabre et livide, pris la main dans la jarre de cookies, engoncé dans un costume de fortune, sourire crispé, le cinquième homme le plus riche au monde, seul maître à bord d’un réseau tentaculaire peuplé de deux milliards d’êtres humains. Sa ligne de défense peut être résumée ainsi : « Je m’excuse. J’ai pas fait exprès. Je savais pas. Je le ferai plus, je le jure m’sieur dame. » Nous avions trouvé notre Jawad du réseau social.
Zuckerberg évoqua aussi publiquement son souci de « réparer » l’outil Facebook, afin d’éviter que d’autres scandales ne surgissent des profondeurs. Peu de temps après, une employée de Cambridge Analytica déclara que le scandale pourrait bien être plus grave encore que ce qui avait été annoncé. Brittany Kaiser expliqua avoir eu connaissance d’autres applications accueillies par Facebook et destinées à récolter des données : un « quiz sur la sexualité » et un autre sur la « personnalité musicale des utilisateurs [sic] ». Mais curieusement, ce dont personne n’a parlé alors, c’est de la manière dont Zuckerberg entendait réparer concrètement le préjudice colossal causé à la démocratie et à l’exercice des libertés publiques. Personne.
Toutes les pratiques d’importation de contacts douteuses sont justifiées
Facebook bénéficie d’un tel capital de sympathie que l’utilisateur moyen demeure persuadé que le média social a été victime d’une fuite ou d’une faille de sécurité. Au fond, personne ne veut admettre l’évidence. Même la publication d’une note interne particulièrement explicite, datée de 2016, a laissé le monde de marbre. Andrew Bosworth, vice-président de Facebook, y tient ces propos effrayants : « Nous connectons les gens. Un point, c’est tout. C’est pourquoi tout le travail que nous faisons en matière de croissance est justifié. Toutes les pratiques d’importation de contacts douteuses. » Et d’ajouter : « Cela peut être mauvais s’ils le rendent négatif. Peut-être que cela coûte une vie à quelqu’un en exposant quelqu’un aux intimidateurs. Peut-être que quelqu’un meurt dans une attaque terroriste coordonnée sur nos outils. » Dont acte, peut-être ?
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Le statut du Commandeur se fissure
Chaque utilisateur de Facebook laisse en moyenne, nolens volens, 98 données personnelles le concernant. Quand vous postez un selfie, vous fournissez trois données (photo, texte, reconnaissance faciale). Mais Facebook en collecte aussi 17 autres (modèle du téléphone, opérateur, niveau de batterie, réseau wifi, temps passé sur la plateforme, etc.). Plus inquiétant encore, Zuck collecte des données y compris lorsque les utilisateurs sont déconnectés du réseau. Enfin, last but not least, Facebook butine des données relatives à des petites fleurs qui ne sont même pas inscrites sur sa plateforme. Magique ! Ce sont leurs « profils fantômes ». Les choses commencent quand même à bouger. Le statut Facebook du Commandeur est en train de se fissurer. En témoigne le fait qu’un juge américain vient de déclarer recevable la demande de plainte en nom collectif (class action) contre Facebook suspecté de collecte illégale de données privées d’utilisateurs liées à un outil de reconnaissance faciale.
En dépit de ce tombereau de preuves à charge, le commun des mortels continue à ne pas trouver de raisons particulières de quitter Facebook. Certes, un récent sondage affirme peut-être que 30 % de ses utilisateurs français envisagent de supprimer leur compte. Une blague qui circule sur internet les soupçonne de se reconnecter rapidement après leur demande de suppression, juste pour aller voir combien de « like » aura généré leur statut solennel ! Facebook, c’est un peu cette vieille tour, cette vieille barre de banlieue que personne ne se résout à voir disparaître, mais qu’il faudra bien un jour ou l’autre dynamiter, essentiellement pour des questions de sécurité.