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Savoir-vivre : Petite mort d’une petite vertu ?


Savoir-vivre : Petite mort d’une petite vertu ?

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Agonie du savoir-vivre ? Malaise (terminal) de la civilité, comme le laisse entendre le titre d’un essai récent ? Serions-nous en train de connaître les derniers jours de la politesse ? Le fait est que cette dernière, définie comme l’art de polir les rapports sociaux, jadis considérée comme la pierre angulaire de la « douceur de vivre » à la française, semble parfois sur le point d’être engloutie par le flot montant des incivilités. Chaque jour apporte en la matière son lot d’anecdotes lamentables et significatives : il suffit que l’usage ait été transgressé de façon visible par ceux qui auraient dû en être les gardiens pour que les vannes s’ouvrent. C’est ainsi que le célébrissime « Cass’toi, pauv’con ! » a fait des petits et encouragé une tendance au débraillé jusqu’au sommet de l’État, où l’on se tutoie en s’appelant par son prénom et où l’on se dispense d’user d’un langage châtié : « Je me fais taper d’sus, mais j’ai la banane ! », s’esclaffait le président Sarkozy, devant des parlementaires, en mars 2009. « Ils ont rien foutu pour réduire les déficits […] Qu’ils se taisent, nom de Dieu ! », reprenait, en juin 2012, le ministre des Finances, sous les lambris dorés de l’Assemblée nationale. Depuis, les bras d’honneur succèdent aux doigts du même nom et plus personne ne s’étonne des vertes répliques de Dijonnaises du troisième âge refusant de se faire photographier au côté du chef de l’État : si les élites se permettent de tels dérapages, qui s’offusquera du comportement de simples citoyens ? Et s’il en va ainsi jusque dans des milieux aussi convenables, qui pourrait croire encore que la politesse est autre chose qu’un souvenir, condamné à s’effacer chaque jour un peu plus ?
Cette appréciation pessimiste relève pourtant d’une illusion d’optique. Certes, la situation n’est pas brillante, mais la politesse en a vu d’autres.[access capability= »lire_inedits »] Avançons plutôt, pour plagier le poète, que le désespoir en politesse est une sottise absolue.
Cette impression que le savoir-vivre était mort et enterré, d’autres en effet l’ont ressentie avant nous, et de façon bien plus cruelle : il suffit de rappeler l’attaque massive menée, sous la Révolution française, contre une civilité identifiée à l’Ancien Régime. La politesse, affirmaient les Jacobins, est attentatoire à la Sainte Trinité républicaine : à la Liberté, puisqu’elle impose des règles de comportement qui n’émanent pas de la volonté du peuple ; à l’Égalité, en ce qu’elle suppose la légitimité de différences (de statut, d’âge, de sexe, etc.) ; à la Fraternité, enfin, dès lors qu’elle substitue des convenances artificielles, voire une certaine hypocrisie, à la pure franchise qui devrait seule gouverner les rapports entre républicains. C’est pourquoi les pouvoirs publics vont prohiber un certain nombre d’usages, qui vont de la façon de saluer à l’emploi de mots comme « Monsieur » ou « Madame », ou de formes grammaticales comme le vouvoiement. Quant à ceux qui persistent dans l’erreur, ils sont politiquement suspects – ce qui, à l’époque, n’est souvent qu’une première étape vers l’échafaud. Le résultat, c’est la disparition forcée des usages anciens, suivie d’une vague inouïe de brutalité dans les rapports sociaux : ce que Talleyrand appellera « la fin de la douceur de vivre ». Un peu plus d’un siècle plus tard, la grande boucherie de la Première Guerre mondiale, ayant mêlé les hommes dans les tranchées et les femmes dans les usines, entraîne un nouveau recul de la politesse, qui va se poursuivre jusqu’à Mai-68. Sous la Révolution, la politesse était stigmatisée comme aristocratique : désormais, on la juge bourgeoise, castratrice et rétrograde, attentatoire à un désir légitime d’affranchissement et d’épanouissement individuel.
En somme, la politesse française a connu des heures sombres qui semblaient annoncer sa disparition. Pourtant, à chaque fois, elle a persisté dans son être, c’est-à-dire dans le nôtre. Au lendemain de la Révolution, la renaissance d’une « politesse bourgeoise » accompagne la remise en ordre et la codification napoléoniennes : au cours du XIXe siècle, elle se diffusera dans toutes les couches de la population. Après la Première Guerre mondiale, de même, les usages maltraités connaissent un bref renouveau ; enfin, un quart de siècle après Mai-68, les sondages montrent que la politesse est redevenue une valeur consensuelle que l’immense majorité des Français souhaite transmettre à ses enfants. Le succès des ouvrages de la baronne de Rothschild ou la parution toute récente de nouveaux manuels de politesse, sous la plume d’une ambassadrice drolatique et sous celle d’une princesse branchée[1. Geneviève d’Angenstein, Le savoir-vivre est un jeu, Librio, 2012. Hermine de Clermont-Tonnerre, Savoir-vivre au XXIe siècle, Archipel, 2013.], confirment que cet engouement persiste.
Mais dans ces conditions, comment expliquer la montée des incivilités, si fréquemment déplorée ? Peut-être par un paradoxe : ce retour en grâce des bonnes manières, depuis les années 1990, s’est peut-être traduit par une sensibilité accrue aux coups de canif portés au code de la bienséance. C’est parce que nous sommes habitués à un monde (plus) policé que certains comportements, qui naguère n’auraient gêné personne, peuvent nous paraître dérangeants, voire inadmissibles : ainsi, celui qui fume dans les couloirs du métro sera-t-il perçu comme un goujat par ceux qui le croisent, lesquels ont oublié qu’eux-mêmes, il n’y a pas si longtemps, clopaient sans vergogne au restaurant, au cinéma ou dans l’ascenseur.
Cependant, un optimisme à tout crin serait aussi déplacé qu’un pessimisme excessif. Car il faut bien reconnaître que notre époque s’avère un terrain exceptionnellement propice à la multiplication des incivilités. Le portable comme compagnon de chaque instant et l’écran comme médiateur ordinaire des rapports humains, la disparition des repères sociaux et l’effacement du sentiment d’appartenance collective, l’accélération de l’histoire individuelle qui fait de chacun de nous un « homme pressé » dans un monde organisé autour d’un benchmarking permanent, tout ceci laisse de moins en moins de place aux rituels et à la gratuité de la politesse, de même qu’au respect véritable qui en constitue l’essence. Et ne parlons pas de la crise, qui fournit aux malotrus un alibi idéal. Où l’on comprend que la politesse est un chef-d’œuvre en péril − au même titre que la civilisation, dont elle est l’une des marques distinctives.[/access]

*Photo : byronv2.

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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