Jacqueline Sauvage est certes victime, mais aussi responsable. La justice l’a condamnée, le prince l’a graciée. Mais cette grâce ne l’exonère pas de sa responsabilité. Du statut de paria, la femme battue accèderait ainsi à une quasi sainteté. Je ne partage pas la liesse de tout un secteur de l’opinion qui célèbre sa grâce. Et pourtant, je fais partie de ces féministes « historiques » qui ont fondé le premier refuge pour femmes battues en 1978 en France, le centre Flora Tristan, situé en ces années à Clichy-sous-Bois. Notre propos était double : désigner une violence impunie, et offrir une alternative aux femmes et enfants battus. Notre slogan était « S’en sortir ». Dix ans plus tard, j’ai participé à la création de l’association SOS Hommes et Violences en Privé, qui allait ouvrir le premier lieu d’accueil des hommes qui battent leurs femmes. Il fallait boucler la boucle: on ne traite pas les victimes en ignorant les agresseurs. Mes collègues féministes, le nez sur le guidon victimaire, ont alors crié au scandale. Comment osais-je m’occuper des «bourreaux» ?
Or, il y avait une logique dans ma démarche: la violence est une partition qui se joue à plusieurs. Au-delà des deux solistes, il y a tout l’orchestre qui joue le tempo ancestral du «bats ta femme…». Alors, désigner la victime est déjà un pas considérable que nous avons franchi dans les années 1970. Mais impossible de camper ad vitam aeternam là-dessus. Il fallait continuer sur cette lancée d’interpellation de la violence domestique en braquant le projecteur sur l’homme. Considérer les deux partis est une démarche véritablement féministe, s’en tenir à l’une d’elle relève de la seule victimisation.
Le féminisme, en stagnation
Jacqueline Sauvage nous y renvoie. Tout se passe comme si sa responsabilité était à nouveau évacuée. Les juges avaient tenu compte de cette responsabilité en la condamnant, fut-ce excessivement. N’est-elle pas en effet responsable d’avoir supporté tant d’années ces violences atroces, et surtout de les avoir laissé subir à ses enfants ? Peu importe les raisons qu’elle ait eu de rester. Il y en avait encore plus pour partir. Il y a en France désormais, des dizaines de refuges pour femmes et enfants victimes de violence.
Le cas de Jacqueline Sauvage nous met face au basculement qui doit maintenant s’opérer. Après avoir utilement désigné les femmes comme victimes, le féminisme doit les inviter à la responsabilité. Si j’accepte d’être pour quelque chose dans ce qui m’arrive, je peux avoir une prise dessus. Les féministes en place continuent à maintenir les femmes dans leur statut de victimes, tout comme la gauche dédouane les immigrés de toute « faute ». Au maternalisme des unes, répond le néo-colonialisme des autres. Les néo-féministes cumulant les deux.
Le féminisme est aujourd’hui en phase de stagnation. Enfant frileux et anémique des années 1970, il est bloqué sur le ressassement des slogans de ce temps-là. Assaisonnée de l’incontournable sauce antiraciste qui dénature la saveur si forte et originale du festin de Babette, concocté par des générations d’amazones. Les néo féministes nous servent un brouet insipide qui désole nos papilles nostalgiques. Quel est donc ce mal qui tel un phylloxéra ravageur, ronge l’arbre tout entier ? Quel est ce mal qui a coupé le sifflet créateur du féminisme ? Sans doute l’air du temps qui n’est pas à l’invention. Mais surtout le bel envol des années 1970 s’est écrasé sur le mur des réalités. Et nos féministes de se réfugier dans le giron paternaliste des politiques labellisées. Gauche ou droite, il faut choisir son camp. Et les poncifs qui vont avec…
L’égalité oui, mais quoi faire ?
Gare aux chevauchements suspects. On a vite fait de vous expédier au goulag de la pensée incorrecte. Alors ça donne à peu près ce qui suit. A gauche, pour ces dames, la priorité c’est l’étranger. L’homme étranger, pas la femme qui va avec. En effet, chez lui, là-bas, l’homme immigré exploite, marie de force, excise… Mais ces dames ferment les yeux là-dessus. Par contre pas touche à mon migrant, à l’occasion violeur ou agresseur, ça fait le jeu du Front national. Et puis ce n’est pas sa faute, il est en manque sexuel. Cela me rappelle les petits gars de la Gauche prolétarienne qui recommandaient à leurs copines en 1970 de soulager la misère sexuelle des immigrés. Elles se sont retrouvées au MLF. Pour nos féministes de gauche, le mal absolu, c’est le mâle blanc.
A droite, à l’inverse, tout le mal viendrait de l’islam qui nous tire en arrière tous voiles dehors. Nous aurions ici conquis tous les droits. Reste à les appliquer. De ce côté, on plaint beaucoup le mâle blanc, le pauvre, malmené par 50 ans de féminisme.
Pour nous résumer, à droite comme à gauche, on materne. Le vent est à la déresponsabilisation. Selon le camp, ce seront les femmes toujours victimes. Ou les hommes, suivant le côté de la Méditerranée où on se place.
Le féminisme doit revisiter les thèmes anti-sexistes et les replacer dans une vision d’ensemble. L’égalité oui, mais quoi faire ? Pour en rester là ? Ou bien pour, femmes et hommes mis à niveau, s’engager ensemble dans la refondation d’un monde où la domination ne ferait plus loi. « Ce qui libère la femme libère aussi l’homme », écrivait Simone de Beauvoir.
Cela implique que les hommes aussi se responsabilisent, et réfléchissent au rôle qui leur est imparti. Ni Superman ni lavette. Tout simplement compagnons des femmes sur le chemin de la rude condition humaine.
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