Les vins de Sauternes sont un trésor national aujourd’hui mal-aimé. Au château de Fargues, la famille de Lur Saluces perpétue un savoir-faire exceptionnel qui donne toute sa noblesse à ce précieux nectar.
Le 24 juillet 2023, le marquis Alexandre de Lur Saluces rendait son dernier souffle au château de Fargues, dans lequel il vivait depuis sa naissance en 1934, au milieu des champs, des vignes et des forêts, à Sauternes. Tout a déjà été dit au sujet de ce grand homme du vin, qui était aussi un grand lettré, à qui son grand-père Eugène (ami de Charles Maurras) faisait lire lessermonsde Bossuet à l’âge où, d’ordinaire, on collectionne les images de pin-up hollywoodiennes ! Alexandre de Lur Saluces avait été le propriétaire du mythique Château d’Yquem, de 1968 à 2004, jusqu’à ce que Bernard Arnault le rachète avec le projet explicite de produire un vin de Sauternes plus « accessible ».
Ne partageant probablement pas cette philosophie, le marquis, tel le roi Lear, s’était alors replié en son château de Fargues, une forteresse du XIIIe siècle, et propriété de la famille depuis… 1472 ! (L’arbre généalogique des Lur Saluces remonte aux Capétiens, ce qui en fait l’une des plus vieilles familles de France.) Sorti du Moyen Âge avec tous ses fantômes, le château est une merveille qu’il faut absolument visiter, à l’image d’ailleurs de tout le Sauternais, dont les paysages évoquent ceux de la Toscane vallonnée.
Gestes ancestraux
Vingt ans après, c’est peu dire que les sauternes élaborés à Fargues ont dépassé en grandeur ceux de son illustre voisin : sans aucun marketing, les Lur Saluces, père et fils, ont inventé ici un luxe artisanal et paysan, ancré dans la terre et soumis au rythme des saisons. Ils ont appliqué à leurs vignes des gestes ancestraux, ainsi que nous l’explique Philippe de Lur Saluces, le troisième enfant d’Alexandre, auquel celui-ci a peu à peu confié les rênes du château, après une période d’épreuves initiatiques dignes des chevaliers de la Table ronde… « En hiver, on taille et on brûle les sarments ; au printemps, on laboure légèrement les sols sur lesquels on répand un peu d’engrais naturel et on attache les vignes aux piquets de bois avec de l’osier ; l’été, on les effeuille, on ramasse le foin pour faire du fumier et on restaure les barriques ; l’automne, enfin, on récolte les raisins à la main, dans des paniers en bois de peuplier colmatés avec de la cire rouge… »
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Philippe et son épouse Charlotte (issue d’une noble famille vendéenne, les Boux de Casson) forment un couple fusionnel. Avant de rejoindre le château de Fargues en 2004, à la demande du marquis, ils ont vécu longtemps à l’étranger, et notamment en Chine. Cette expérience est aujourd’hui bien utile pour vendre du sauternes à des consommateurs asiatiques qui ignorent totalement l’idée d’accords mets-vins, puisque tous les plats sont posés sur la table en même temps pendant le repas. Après la mort de son père, Philippe s’est retrouvé en pleine lumière, face aux médias du monde entier, avec, sur les épaules, le poids d’un héritage familial écrasant : « Je redoutais les acabailles, la fête qui marque la fin des récoltes avec les vendangeurs ; c’est un rituel très important au cours duquel la plus jeune des vendangeuses fait un discours et donne ensuite la parole au propriétaire. C’est à ce moment-là que la relation avec les ouvriers se forge et que l’on gagne leur respect, ou pas… Les vendangeurs de Sauternes sont l’élite, car ils doivent savoir récolter chaque grain à la main, par tris successifs. Je leur ai dit qu’ils n’étaient pas là seulement pour ramasser du raisin, mais qu’ils étaient là pour faire Fargues ! »
Sacerdoce
Aujourd’hui, produire un grand vin de Sauternes relève du pur sacerdoce, car sa consommation s’est effondrée. Les sauternes représentent 0,1 % de la production et 0,4 % du chiffre d’affaires des vins de Bordeaux… Jusque dans les années 1950, c’était l’âge d’or, on servait du sauternes à l’apéritif dans des verres en cristal de Baccarat. Yquem se vendait trois fois plus cher que les plus grands vins rouges de Bordeaux ! Aujourd’hui, son prix est à peine celui d’un modeste deuxième grand cru classé de Pauillac. Et que dire de tous les autres ? On trouve des bouteilles de sauternes à 30 euros, alors que chaque pied de vigne ne donne qu’un petit verre de vin. Les 140 producteurs de Sauternes et de Barsac en sont ainsi réduits, pour beaucoup, à faire du vin blanc sec, plus facile à écouler.
Encore un trésor national dont plus personne ne parle alors qu’il faudrait le redécouvrir de toute urgence. Oubliez votre peur du sucre et allez vous immerger dans cette petite oasis de civilisation entourée de pins et de murs de pierres sèches. C’est dans cet écosystème préservé que les brumes automnales venues de la Garonne et du Ciron permettent l’apparition de la toujours mystérieuse « pourriture noble » : un champignon auquel les savants ont donné le nom austère de botrytis cinerea (la cendre). Partout ailleurs, le botrytis est un parasite ;à Sauternes, c’est de l’or ! De septembre à novembre, il confit les raisins en évaporant leur eau et en concentrant leurs sucres et leurs parfums. Mais la vision de cette pourriture noire faisait peur ! Au XVIIIe siècle, les négociants de Bordeaux n’osaient pas dire la vérité à leurs clients hollandais, anglais et américains, ils en avaient honte. Le secret du sauternes n’est donc connu que depuis deux siècles à peine.« Pour obtenir le botrytis, on ne peut pas traiter les vignes chimiquement, sinon, il disparaîtrait : aucun vin n’est donc plus naturel et sain que le sauternes ! » s’enflamme Philippe de Lur Saluces dont le regard ressemble soudain à celui de ses ancêtres qui avaient bouté l’Anglais hors de France aux côtés de la Pucelle…
Comment boire un Fargues ? Jeune : avec des huîtres et des saint-jacques ; vieux, avec un roquefort bien crémeux, un ris de veau à la truffe, un homard rôti… Avec seulement 20 000 bouteilles par an, Fargues incarne la quintessence aristocratique de Sauternes.Ses nectars sublimes, gorgés de sève, peuvent se conserver cent ans (en vieillissant, ils acquièrent des notes de safran et d’écorce d’orange).
Si vous leur rendez visite, Charlotte et Philippe vous conseilleront des millésimes déjà anciens à des prix qui ne reflètent pas l’énormité du travail accompli, comme la cuvée 1996 (60 euros) ou la 2002 (à 80 euros).
À visiter :
La Maison du Sauternes. Créée en 1979 au coeur du village, cette association représente les 140 châteaux de l’appellation. Millésimes de 1976 à 2022, c’est la plus grande cave à Sauternes du monde ! Prix vignerons. www.maisondusauternes.com