Ce n’est pas innocemment que Nicolas Sarkozy a utilisé le procédé rhétorique de la prosopopée pour transformer fictivement en pédophile le journaliste de l’AFP qui l’interpellait, à Lisbonne sur l’« affaire Karachi ».
Consciemment ou inconsciemment, il avait en tête l’affaire Dutroux, qui fit fantasmer la Belgique à la fin des années 1990. Quel rapport ? Les ingrédients qui permettent de concocter une vision paranoïaque et fantasmatique d’un événement hors du commun sont rassemblés dans les deux cas : la mort atroce des jeunes filles belges et celle, horrible, de braves techniciens français au Pakistan.[access capability= »lire_inedits »]
Si ces affaires ont provoqué dans le public une émotion si considérable, c’est en raison de l’irruption dans le débat public de victimes qui ne se contentent pas de gérer leur deuil dans l’intimité familiale. En Belgique, ce sont les familles des jeunes filles séquestrées et violées par le pervers de Charleroi qui ont soulevé le pays dans ces fameuses « marches blanches » rassemblant des dizaines de milliers de personnes. En France, c’est la sortie du livre de deux filles d’employés de la Direction des constructions navales (DCN[1. Sandrine Leclerc, Magali Drouet : On nous appelle « les Karachi », éditions Fleuve Noir.]) victimes de l’attentat de 2002 qui a relancé de manière tonitruante une affaire qui n’avait pas « pris » dans l’opinion, malgré les banderilles plantées depuis plusieurs mois par quelques journalistes dits d’investigation.
Dans les deux cas, un même processus est à l’œuvre : des gens simples ont subi un malheur incommensurable, la perte inattendue d’un être cher. Les auteurs du crime sont arrêtés en Belgique : une bande de semi-marginaux manipulés par Marc Dutroux, un prédateur sadique porté sur les jeunes filles pré-pubères. Les assassins des quinze victimes de l’attentat de Karachi (dont onze Français) ne sont pas formellement identifiés, mais appartiennent assurément à la nébuleuse djihadiste active au Pakistan.
Les victimes veulent une « vérité » à la mesure de leur souffrance
Les familles des victimes, traumatisées, ne peuvent se satisfaire d’une vérité trop ordinaire : les coupables présumés proposés par la police et la justice ne sont, dans leur esprit, que des leurres brandis pour dissimuler la « vérité vraie », celle dont l’énormité scandaleuse est à la mesure de leur souffrance.
À Liège, les parents de Mélissa Russo et de Julie Lejeune, que Marc Dutroux a laissé mourir de faim dans une cave, sont encore aujourd’hui persuadés que leurs enfants ont été victimes d’un vaste réseau de pédophilie impliquant les plus hauts personnages du royaume. Dutroux n’aurait été, dans cette hypothèse, que le « fournisseur » de chair fraîche chargé de satisfaire la lubricité des puissants. Cette parole a été relayée par quelques juges et policiers à qui la compassion pour les victimes avait fait perdre prudence et raison. La grande majorité des médias belges et français ont fait leurs choux gras de ces hypothèses, à grand renfort de témoignages de jeunes femmes racontant dans les plus sordides détails les horreurs que leur avaient fait subir des notables hauts placés. Elles ne citaient bien sûr, aucun nom, car elles craignaient encore la vengeance de leurs bourreaux. Mais la rumeur courait et, dans les estaminets, il se murmurait que des membres de la famille royale, du gouvernement et même du haut clergé auraient été dans le coup… Ces femmes se révéleront toutes des mythomanes, et aucune investigation policière ou judiciaire sérieuse ne viendra conforter la moindre de leurs accusations. Mais rien n’y fait : si, aujourd’hui, on réalisait un sondage en Belgique, il y a fort à parier que la majorité de la population estimerait que la théorie du « réseau pédophile » est plus proche de la vérité que la thèse du « prédateur isolé », devenue entre-temps vérité judiciaire.
L’affaire de Karachi fonctionne selon le même schéma, à la notable différence près que des factions politiques s’en sont emparées pour régler leurs comptes. En l’occurrence, les « chiraquiens », du moins ceux qui n’ont pas opportunément rejoint le giron sarkozyste, ont saisi l’occasion pour régler de vieux comptes avec les « balladuriens ». Les premiers ont payé les pots cassés judiciaires et politiques du financement illégal du RPR (mairie de Paris, Françafrique), en sacrifiant des officiers (Michel Roussin, Alain Juppé) pour sauver (provisoirement ?) le général en chef. Les seconds, jusque-là, s’étaient sortis sans dommage collatéral notable des financements occultes de la campagne présidentielle de 1995, grâce notamment à la complicité du président du Conseil constitutionnel de l’époque, l’expert en coups tordus Roland Dumas. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de les coincer, tâche dévolue à un « cabinet noir » mis en place à partir de 1995 à l’Elysée par son secrétaire général, Dominique de Villepin, assisté de l’avocat Francis Szpiner.
Un laissé-pour-compte du chiraquisme, Charles Millon, et un Dominique de Villepin animé d’une haine inextinguible pour Nicolas Sarkozy ont pensé que l’heure de la vengeance avait sonné. Ils savent tous deux très bien que le lien entre l’interruption par l’Elysée du versement de commissions aux intermédiaires dans des contrats d’armement avec le Pakistan et l’Arabie saoudite et l’attentat de Karachi n’est pas établi. Ils n’ont d’ailleurs aucun intérêt à ce que le public y croie, car ils pourraient être rendus indirectement responsables du drame. Mais ils profitent de la « plus-value émotionnelle » injectée dans cette affaire par le rapprochement de ces deux dossiers pour mettre en difficulté Nicolas Sarkozy.
C’est de bonne guerre, et il est assez intéressant d’observer le comportement des uns et des autres dans ce jeu de massacre. On notera la surprenante modération de l’opposition socialiste dans ce dossier. Il faut dire qu’entre 1997 et 2002, un certain Lionel Jospin aurait été en position de fourrer son nez dans cette ténébreuse affaire et qu’il ne l’a pas fait.
Donnez-moi un homme politique à la limite de la démence, un juge avide de notoriété, quelques journalistes qui rêvent d’accrocher Nicolas Sarkozy à leur tableau de chasse et le peuple dans le rôle du chœur antique, et je vous construis une tragédie d’Etat. Ce sera plutôt du Grand-Guignol que du Shakespeare, mais on n’a que ça en magasin.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !