L’immortel interpète de La Maladie d’amour le répète et le chante: « Je ne suis pas l’homme de mes chansons. » Qui est donc Michel Sardou? Son autobiographie, riche en souvenirs mais dénuée de nostalgie, lève un coin du voile sur un artiste cher au cœur des Français de 7 à 77 ans.
Ceux qui ignorent que notre Sardou national a sorti un livre le 30 avril dernier, Je ne suis pas mort… je dors !, aux éditions XO, vivent probablement sur mars. À l’exception d’une très longue interview accordée à Pascal Praud le 6 mai, il a refusé presque toutes les sollicitations de la presse, y compris, à notre grand désespoir, à Causeur. Faire le portrait d’un artiste à propos duquel tout ou presque a déjà été dit n’est pas une sinécure.
Pas si réac que ça
Oui, Michel Sardou est notre dernier réac magnifique, notre maître à penser à tous, et comme nous tous, il déteste notre époque : « Je hais cette époque, je hais ce siècle, tout m’irrite », a-t-il déclaré sur RTL en avril 2019. Avant de se lancer dans une diatribe contre les réseaux sociaux, les limitations de vitesse et les interdictions diverses et variées. Cependant, ce ronchon au grand cœur avait du mal à retenir ses larmes à la fin des Lacs du Connemara, lors de sa tournée d’adieu en 2018. Et semblerait qu’il ait aujourd’hui mis de l’eau dans son vin.
Il a refusé, sur le plateau de Pascal Praud, de s’exprimer au sujet de la politique, lorsque ce dernier a essayé de lui faire dire ce qu’il pensait de Marine Le Pen, « Ah non ! Ne me faites pas aller sur ce terrain-là, je ne voterai pas pour les gauchos, c’est ma seule certitude, quoi que j’aime bien Mélenchon, l’homme, pas sa politique. » Les mâles alpha se reconnaissent entre eux.
Au risque d’étonner ceux qui voient en lui un « chanteur de droite », signe d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, voire qui l’imaginaient attendre les chars de l’armée rouge en mai 1981, il a voté pour François Mitterrand. Le titre de son livre, Je ne suis pas mort… je dors !, est d’ailleurs presque un hommage, puisque cette chanson de 1979 était la préférée de feu le président à la rose rouge, qui lui avait conseillé de la remettre à son répertoire. « Rangez-moi dans vos souvenirs, mais j’n’ai pas fini d’en finir », chante-t-il.
Non, Sardou n’a pas fini d’en finir. Pour notre plus grand bonheur. Il nous gratifie dans sa vraie fausse autobiographie, d’un dialogue fictif avec sa mère Jackie. Cela provoque un effet de mise en abîme plus intéressant qu’un récit chronologique. « La chronologie t’emmerde, tu l’as écrit. Contente-toi de te souvenir dans un ordre aléatoire », fait-il dire à Jackie, dont on entend la voix gouailleuse et haut perchée, comme on imagine le regard à la fois exaspéré et tendre que son fils pourrait lui lancer.
Alors Sardou nous emmène dans les méandres de ses souvenirs, mais sans nostalgie, car la nostalgie, comme la chronologie, l’emmerde. Le pensionnat du Montcel où il avait pour camarades le peintre Garouste, le prix Nobel de littérature Modiano et l’homme politique à scandales Patrick Balkany. Sacrée promotion. Pensionnat qu’il évoquera dans ce qui est peut-être une de ses meilleures chansons, Le Surveillant général : « En ce temps-là / Monsieur le surveillant des classes secondaires / Était un peu efféminé / En ce temps-là / Je lisais Le Grand Meaulnes / Et après les lumières / Je me faisais plaisir… / Je me faisais dormir / Je m’inventais un monde / Rempli de femmes aux cheveux roux… / J’ai dit “de femmes”… pas de “jeunes filles”… » Parlons-en des femmes. Il évoque ses trois épouses. De la première, avec laquelle il s’est marié à 18 ans et dont il a eu deux filles, on n’apprendra pas grand-chose, sinon qu’ils se sont beaucoup aimés. De Babette, la deuxième, j’ai surtout retenu cette anecdote délicieuse : jaloux comme un homme du Sud et la soupçonnant de le tromper, un jour, en voiture, il l’a laissée sur le bord de la route au milieu de nulle part. Mâle toxique, diraient aujourd’hui nos féministes. En réalité, un homme avec ses délicieuses faiblesses, et surtout un homme issu d’un matriarcat, fils à maman pourrait-on dire. Ne dira-t-il pas à propos d’Anne-Marie Perrier, sa troisième femme, qui veille sur son Michel comme une lionne, qu’il « a épousé sa mère en maigre » ?
Les potes à Sardou
Cependant, le monde de Michel, comme celui de Sautet, est un monde d’hommes. Son livre fourmille d’anecdotes avec ses potes, de Johnny à Jean-Loup Dabadie, l’un de ses paroliers (qui travailla d’ailleurs avec Sautet). On a l’impression que ses meilleures chansons ont été créées autour d’une table après un dîner arrosé. La Maladie d’amour, écrite d’une traite, comme guidé par son stylo, Les Vieux Mariés, sur une idée de Dabadie, qui voulait en faire une anti-Les Vieux de Brel. La vie jusqu’à la fin versus le pourrissement, le petit hôtel du Midi versus la pendule du salon.
Et bien sûr le Connemara, issue d’une rêverie celtique un soir de beuverie, sous fond de cornemuse. Aucun des convives n’avait jamais mis les pieds en Irlande.
Si les chansons de Delpech sont des instantanés, des pans de vie à la Sautet (encore lui), celles de Sardou traitent d’éternité. De l’amour, heureux ou malheureux, de la mort et de « l’angoisse éternelle du déclin qui rend fou », le plus beau vers, à mon sens, du Bac G, passé inaperçu, noyé sous la polémique.
Justement, parlons de la polémique. « Je ne suis pas l’homme de mes chansons »,chante-t-il dans Salut. Voilà la clé. Voilà ce que n’ont jamais compris ses détracteurs. Sardou voulait être acteur, alors dans ses chansons, il a interprété des personnages. Un homme dont on a tué l’enfant dans Je suis pour, un ex-colon nostalgique dans Le Temps des colonies, un homme qui se laisse envahir par la violence dans Les Villes de grande solitude. La gauche avec son habituel esprit de sérieux a pris cela pour argent comptant et lui a collé les étiquettes de fasciste, nationaliste, poujadiste et j’en passe. Et si Sardou n’était finalement qu’un raconteur d’histoires ?
Le punk, Michel Sardou
Il a droit depuis quelques années à une nouvelle étiquette : punk. Le très rock’n’roll magazine Gonzaï a récemment publié un article : « Michel Sardou est-il le dernier punk ? » Je ne sais plus trop ce que ce qualificatif galvaudé recouvre, mais si être punk signifie avoir du franc-parler, de la gouaille et un sacré caractère, alors oui, Michel Sardou est punk. Il assure que l’argent n’a jamais été son moteur, raconte que s’il arrête la chanson, c’est pour suivre les conseils de Brel : « Arrête-toi lorsque tu auras l’impression d’écrire toujours la même chanson. » Ce chanteur des transistors de notre enfance, méprisé par les bien-pensants de l’époque, a en effet côtoyé les plus grands, Brel, mais également l’immense Barbara qui venait le soutenir à ses débuts et lui reprochait de toujours être habillé de noir, aussi cousait-elle sur sa ceinture des petits rubans à paillettes, ce qui ne manque pas de sel venant de la grande dame brune. Depuis, il a été, et heureusement, réhabilité par l’intelligentsia, du très pointu magazine Schnock qui lui a consacré sa une en 2016, jusqu’au Point qui lui a fait les honneurs d’un numéro spécial en 2019.
Beaucoup de Français rêvent de le voir remonter sur scène pour chanter. Il est peu probable qu’il revienne pour nous gratifier de nouveaux adieux. Cependant, tout n’est pas perdu pour ses millions de fans. On sait que ses premières amours, longtemps contrariées, furent le théâtre et la comédie, et, dès que les spectacles auront repris, il remontera sur les planches dans N’écoutez pas mesdames ! de Sacha Guitry (autre bête noire des féministes). Tandis que ses admirateurs les plus assidus pourront se délecter d’une comédie musicale inspirée de ses chansons : « Je vais t’aimer ».
Et comme j’habite en France, je termine en chantant : « Je suis venue vous dire salut, salut jusqu’à la prochaine fois, une autre année, un autre endroit, c’est sûr que l’on se reverra. »