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Sarcelles, épicentre de l’Univers

Du vivre-ensemble au vivre-séparé...


Sarcelles, épicentre de l’Univers
Une épicerie casher attaquée à Sarcelles, 19 septembre 2012 © A. GELEBART/20 MINUTES/SIPA

Quand les Sarcellois étaient chauvins… Bonnes feuilles de l’essai de Noémie Halioua publié aujourd’hui.


 « Sarcelles, dans les années 1990, c’était la capitale des banlieusards, le refuge des lascars et des rois de la débrouille. La capitale du hip-hop et de l’orthodoxie juive, des loyers pas chers et des synagogues de toutes les obédiences, des sacs Chanel à 50 francs et des épiceries rares. Nous étions cette « France d’en bas » qui n’avait d’autre conscience de classe que son opposition à celle qui la regardait de haut ou du moins, celle dont elle pensait qui la regardait de haut. Nous étions fastueux de bien d’autres façons et bien sûr, nous n’avions pas l’intention de nous laisser mépriser : de cette assignation nous avons forgé une identité forte, un chauvinisme local qui se poilait de sa mauvaise réputation et faisait de ses faiblesses une force. Nous forcions les traits auprès de ceux qui avaient peur d’y venir en voiture et cultivions un goût immodéré de la provocation. (…)

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Ce chauvinisme s’enracinait d’autant plus que nous voyagions peu : la plupart des gens vantaient avec humour les activités de « Sarcelles-plage » qui consistaient à se tourner les pouces pendant l’été. Quant à ceux qui partaient, ils rejoignaient leur famille au bled, en Israël, en Afrique, en Turquie, aux Antilles, etc. et n’avaient ainsi pas à payer l’hôtel. Chacun pouvait se targuer de racines physiques et symboliques partout ailleurs sur la planète, des origines auxquelles se rattacher, faute de mieux. « Ma mère est née là-bas, mon père est né là-bas / Moi je suis né ici, dans la misère et les cris », comme chantait alors Doc Gynéco avec sa voix suave pour décrire cette jeunesse banlieusarde à l’identité désorientée. La France était pour nous une idée abstraite, théorique, associée le plus souvent à des maux qu’elle avait infligés à nos ancêtres. Enfants d’immigrés pour la plupart, nous avions toutes les raisons d’en vouloir à ce pays qui nous hébergeait. Pour nous les Juifs, c’était parce qu’elle nous avait « vendus » pendant l’épisode de la collaboration, point culminant de la lâcheté dans l’histoire. Nous ressassions les épisodes de policiers français venus suspendre les cours dans les écoles pour en faire sortir les enfants juifs. Les nazis n’avaient pas demandé les enfants, mais Vichy se voulait plus royaliste que le roi, nous disait-on à l’école. Nous connaissions mieux l’histoire de nos peuples respectifs que les promenades de l’après-périphérique : il n’y avait pas encore de smartphones, et les connexions internet étaient encore limitées. Il n’y avait pas encore les vidéos en direct postées par des influenceuses depuis des hôtels cossus du Triangle d’or, ni celles des étudiants depuis les chambres de bonne sur le toit des bâtiments haussmanniens pour défaire nos préjugés. »

(…)

 « Oui, il y avait une solidarité sarcelloise. Dans la quatrième ville la plus pauvre de France, où des cultures  traditionnelles  se  côtoyaient,  l’entraide venait pallier les difficultés en tous genres. Les mères célibataires gardaient leurs enfants entre elles, se dépannaient d’une portion de sucre pour le café, de câbles pour rallumer le moteur de la voiture. Les familles étaient voisines, avaient leurs enfants dans les mêmes classes, fréquentaient les mêmes parcs, et les murs des immeubles, fins comme du papier à musique, rendaient l’intimité difficile. Sur notre palier vivait une famille musulmane, et au-dessus une autre loubavitch.  Les familles faisaient aussi circuler les potins : des exploits de la catin du lycée, à la promotion du pot de mayonnaise chez Leclerc. Les naissances, les décès, les mariages étaient des événements du quartier que l’on se racontait sur le pas de la porte. Comme un petit village où personne n’est jamais tout à fait anonyme. Mais cette diversité relevait davantage d’une juxtaposition d’univers divers, que d’une aventure commune sincère. Il n’y avait pas de conflit ouvert entre les communautés, mais il régnait un entre-soi communément

partagé. Il n’y avait pas de guerre raciale mais du racisme, des préjugés sur les autres communautés. Sarah, ma meilleure amie d’enfance, se souvient d’une discussion entre un chauffeur et une habitante, alors que le bus était stationné en haut de l’avenue Paul Valéry, au niveau d’un feu rouge. Un croisement qui mène soit au « quartier feuj », soit vers des cités où règnent les caïds. « À  droite  les  riches,  à  gauche  les  pauvres », avait  lancé  la  dame  au  chauffeur.  « À  droite ceux qui travaillent, à gauche ceux qui foutent rien », avait-il corrigé. Les quartiers étaient déjà sectorisés, séparés par une frontière invisible qui était décidée et intégrée par la population locale, accompagnée par les pouvoirs publics. Les juifs avaient  déjà leur  quartier, ce  qui  est  quand même un retranchement problématique quand on y pense. L’unique socle commun aux Sarcellois n’était pas la France, c’était Sarcelles. »

(…)

 « Nous pouvions avoir des voisins africains, arabes, chaldéens ou pakistanais et bien nous entendre avec eux, mais s’en rapprocher trop était mal perçu : c’était à la fois trahir l’instinct tribal et prendre le risque d’être rejeté. Menacer l’identité du groupe et permettre à un antisémitisme enfoui de refaire surface. Chaque famille juive pouvait tisser des liens avec ses voisins qui venaient de partout, des relations parfois cordiales, chaleureuses, des amitiés sincères pouvaient naître, mais un accord tacite et réciproque impliquait que cette proximité ait une limite. Cette règle valait chez les Juifs comme ailleurs : chaque membre appartenait d’abord et avant tout à sa communauté ethnique ou religieuse, qui offrait une protection et une aide d’urgence alors que les pouvoirs publics étaient débordés. J’appris bien plus tard le récit idyllique qui était rapporté ailleurs, qui décrivait cette ville comme l’emblème du vivre-ensemble et  de  la  mixité,  le  symbole  de  la  cohabitation heureuse entre les communautés. Cela me parut immédiatement  fantasmé,  dans  la  mesure  où  il n’y avait pas de cohabitation, mais une habitation côte à côte. Il n’y avait pas de « vivre-ensemble » comme on l’entend aujourd’hui, plutôt des communautés qui vivaient de façon mitoyenne, chacune selon son propre mode de vie calqué sur celui de là où elle avait été déracinée et qui empêchait par principe l’établissement d’un socle commun. Entre les communautés, il y avait une scission géographique, psychologique, presque biologique, un séparatisme communément admis et réclamé par tous et accompagné par les autorités. »

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(…)

 « Sur le chemin du tramway, les tours n’ont pas bougé. En quinze ans, Nicolas Sarkozy a été élu président de la République, les Britanniques ont quitté l’Union européenne, des terroristes ont ensanglanté le Bataclan, le monde a changé, mais les tours du grand ensemble des Lochères sont restées debout, imperturbables. Les grands changements sont dus à des coups de bombes et de pochoirs. C’est le cas de cet immeuble dont la façade a été recouverte d’un graffiti signé Combo. On y voit peint en noir le mot « Coexist », qui assemble les symboles des trois religions monothéistes : le croissant de l’islam pour le C, l’étoile de David pour le X et la croix chrétienne pour le T. Ce dessin n’existait pas « à mon époque », il a été inauguré en grande pompe en 2015 en partenariat avec la municipalité pour célébrer le vivre-ensemble de la ville. Nul doute que certains appellent ça une œuvre : le graff remplit tous les critères de l’art postmoderne dit contemporain qui tient à deux critères : un niveau de difficulté de réalisation adapté à un enfant de trois ans, et idéologique à souhait, de quoi permettre  à  l’artiste de se faire le chantre de la morale et de la sainte vertu sans trop se fouler. À la manière des sculptures de l’ère communiste, l’œuvre vise avant tout à éduquer. Un autre dessin signé du même nom a été inauguré un peu plus loin Boulevard Maurice Ravel. On y voit des petits garçons jouer au football, accompagnés par cette citation : « Quand j’étais petit il y avait des musulmans, des juifs, des chrétiens, des noirs et des blancs… C’était juste des copains ». Une version en fait édulcorée de l’originale qui disait : « Quand  j’étais petit, il n’y avait pas de juifs, ni de musulmans, ni de chrétiens… mais juste des copains ». L’artiste a accepté de se plier à la demande du maire de l’époque, François Pupponi, qui se faisait le relais des chefs de communautés qui se plaignaient que celles-ci soient niées. Sur le fond : je ne sais pas où « l’artiste » a grandi, mais moi quand j’étais petite, chacun savait très bien à quelle communauté l’autre appartenait. C’était même un emblème qu’on portait en bandoulière, qu’on revendiquait haut et fort, et c’est en fonction d’elle que l’on se situait par rapport aux autres. La communauté religieuse ou ethnique était la référence : elle construisait notre rapport au monde. Si des amitiés sincères pouvaient émerger avec des membres d’autres communautés, elles devaient d’abord dépasser une méfiance innée, franchir certaines frontières mentales, certains obstacles qui n’étaient pas bénins. Dans la majorité des cas, au quotidien, les communautés vivaient entre elles : les juifs de leur côté, les musulmans de l’autre, et les chrétiens ailleurs encore. Ce séparatisme était aussi géographique : les juifs dans « le quartier juif », les chrétiens  « au village », les Africains dans « la tour des Africains », etc. Plutôt que l’ère du vivre-ensemble, c’était l’ère de l’entre-soi : chacun vivait dans sa bulle et y faisait perdurer la culture de ses ancêtres. Le vivre-ensemble qui est placardé sur les façades d’immeubles ne figure dans aucun de mes souvenirs et s’il a effectivement existé, il date d’avant ma venue au monde en 1990, lorsque l’idée de nation constituée par un socle commun n’était pas perçue comme « faisant le jeu du Front national »…

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Rédactrice en chef au bureau parisien d'i24news

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