L’ex-maire de Sarcelles François Pupponi passe à table. Ses vingt ans (1997-2017) passés à la tête de cette banlieue multiculturelle lui ont inspiré Les Émirats de la République. Il y dénonce l’échec de l’intégration et les progrès de l’islamisme auquel une partie de la gauche fait la courte échelle.
Causeur. Avant d’en devenir maire, vous avez grandi à Sarcelles au début des années 1960. Quelle population y habitait alors ?
François Pupponi. Il y avait une vraie mixité ethnique et sociale. Le Grand Ensemble de 10 000 habitants construit par la Caisse des dépôts dans les années 1960 a été peuplé par des familles d’enseignants, d’avocats, d’officiers, d’ouvriers ou d’infirmiers. La communauté juive séfarade venait d’arriver d’Afrique du Nord, bientôt massivement rejointe par des Antillais. Et la communauté musulmane était encore très peu présente.
Ces néobanlieusards souffraient-ils du spleen des grands ensembles qu’on a baptisé « sarcellite » ?
Au contraire, ils étaient ravis ! Sortants de bidonvilles ou de petits logements à Paris, ils investissaient cette ville nouvelle pour emménager dans des appartements modernes entourés de terrains de jeu et d’équipements culturels. Ce sont les gens de l’extérieur qui considéraient Sarcelles comme une cité-dortoir dont les habitants partaient travailler le matin et revenaient le soir. Les habitants du Grand Ensemble, eux, avaient le sentiment de construire la ville du xxe siècle.
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Depuis, Sarcelles est devenue une banlieue en difficulté. La ville a-t-elle sombré à cause de l’État ou de l’immigration massive ?
Les deux. Dans les années 1970, la Caisse des dépôts a décidé de rénover le Grand Ensemble. Pour financer les travaux, les loyers ont augmenté : faute d’aide au logement, les classes moyennes ont dû payer deux fois plus cher.
Simultanément, une nouvelle vague d’immigration souvent en état de grande fragilité sociale est arrivée d’Afrique et du Maghreb, renforcée par le regroupement familial. Couplée au renchérissement des loyers, cette nouvelle donne a incité les classes moyennes à quitter la ville. La Caisse des dépôts et l’État ont alors massivement attribué les logements aux allocataires de l’APL. Au fil du temps, la qualité des immeubles s’est dégradée, Sarcelles s’est paupérisée et ghettoïsée.
Le mot « ghetto » est très fort. Que je sache, la France n’a jamais parqué personne de force dans des HLM !
Non, mais les pouvoirs publics ont concentré les pauvres et les immigrés dans les mêmes blocs. La France a peuplé les grands ensembles de populations issues de l’immigration, pour la plupart musulmanes. C’est ce que voulait dire Manuel Valls lorsqu’il a parlé de « politique d’apartheid ». Évidemment, il n’y avait pas de grand stratège pour attribuer tel bloc d’habitations en priorité aux Maliens. Mais la préfecture ou le bailleur social cherche à louer les appartements en évitant la vacance locative. Or, dans un immeuble qui a déjà deux familles de Maliens, si vous proposez un logement à des non-Maliens, ils risquent de s’en aller afin d’éviter la mixité et la promiscuité. Et comme les bailleurs veulent à tout prix louer, un regroupement ethnique s’est fait par facilité.
Puisque vous abordez la thématique communautaire, commençons par les 15 000 juifs de Sarcelles regroupés dans la « Petite Jérusalem ». Entre l’attentat islamiste raté contre une épicerie casher (2012) et une manifestation antisémite qui a viré à l’émeute (2014), ces dernières années ont été éprouvantes. Sous la pression de l’islamisme, Sarcelles se vide-t-elle de ses juifs ?
Non. Certains juifs ont quitté Sarcelles par ascension sociale. Beaucoup d’enfants sont devenus médecins, chefs d’entreprise, professions libérales et ont déménagé dans les beaux quartiers (Neuilly, Levallois, Paris), mais leurs parents sont souvent restés à Sarcelles. D’autres sont arrivés, car la communauté juive sarcelloise est devenue très pratiquante. C’est pourquoi des juifs qui veulent profiter du tissu communautaire local (synagogues, yeshivas, commerces) affluent. Ceux qui ne peuvent plus vivre ailleurs, notamment en Seine-Saint-Denis, se disent qu’ils seront plus en sécurité à Sarcelles, malgré les actes antisémites que vous avez cités.
Les juifs ne quittent donc pas Sarcelles, comme ils fuient la Seine-Saint-Denis islamisée ?
De grandes vagues de départs pour Israël ont suivi l’attentat de l’Hyper Cacher (2015). Ceux qui partent en Israël ne croient plus en la France. Après les attentats, beaucoup ont ressenti l’espoir d’un sursaut de lucidité. Mais après l’affaire Sarah Halimi, ils n’y croient plus.
Chaque communauté vit chez elle. La Petite Jérusalem compte 80% de commerces casher!
Beaucoup de Français juifs s’inquiètent de l’islamisation de certains quartiers où l’antisémitisme fleurit. Or, vous décrivez un havre de paix sarcellois où des petits vieux juifs et musulmans tapent la carte ensemble…
Chez les anciens, il n’y avait en effet pas de problèmes, car tous venaient du Maghreb où juifs et musulmans ont grandi ensemble. Les difficultés viennent de la nouvelle génération qu’on a ghettoïsée. On a dit aux jeunes qu’ils allaient s’intégrer, mais ils veulent rester ce qu’ils sont. Ils souhaitent devenir des citoyens à part entière et créer une société nouvelle sans renier leurs origines.
Dans votre livre, vous dépeignez pourtant « une communauté musulmane paisible dont une petite moitié seulement continue d’avoir une pratique religieuse ». Les radicalisés ne seraient que « 100 à 200 olibrius qui font vivre un enfer à 60 000 habitants ». Entre ces deux pôles, le marais des musulmans sarcellois est-il sensible à un certain islam séparatiste ?
Aujourd’hui, les principales mosquées de la ville ne veulent pas de cet islam-là, que rejette la grande majorité des musulmans de Sarcelles. Il y a eu des tentatives d’OPA radicales de la part de jeunes militants formés et compétents, mais ça n’a pas marché.
En êtes-vous sûr ? Depuis 2015, de jeunes salafistes turcs ont investi la deuxième mosquée de Sarcelles en s’associant à ses responsables africains que vous jugiez jusque-là parfaitement républicains…
Cette mosquée s’est en effet laissé infiltrer par ces radicaux venus de Goussainville. Dans les villes voisines, les mosquées se révèlent poreuses à l’islam radical alors que Sarcelles en a longtemps été préservé. Mais il est vrai que, depuis quelques années, ce processus s’est engagé à Sarcelles.
Concrètement, comment les islamistes s’implantent-ils ?
D’abord, ils essaient d’intégrer les mosquées. Pour ce faire, ils intègrent les associations musulmanes de la ville où, souvent, les responsables de la mosquée cherchent un imam. Les islamistes vont alors amener un imam et des jeunes en renfort. En parallèle, ils font beaucoup de travail social, proposent du soutien scolaire, infiltrent les associations de parents d’élèves… Ils créent des écoles et montent tout un réseau de structures socio-éducatives pour proposer aux musulmans une offre sociale et culturelle large. Cela leur permet de gagner la confiance des populations en jouant sur différents registres, au-delà du seul discours religieux.
D’aucuns vous rétorqueraient que vous avez joué avec le feu. Durant vos vingt ans à la mairie de Sarcelles, vous avez pratiquement cogéré la ville avec ses communautés, quitte à financer des associations religieuses. Récoltez-vous ce que vous avez semé ?
Entendons-nous bien. Soit on dit aux communautés ethniques et religieuses qu’elles existent, qu’on les respecte et qu’on les reconnaît pour construire ensemble un avenir commun. Soit on ne veut pas d’elles et on les exclut du champ politique, quitte à les laisser entre les mains de gens qui n’auront pas forcément une vision républicaine. C’est un dilemme auquel je suis confronté tous les jours. J’ai préféré agir, dialoguer, faire des compromis, pour que ces gens-là aient le sentiment que la République les respecte dès lors qu’eux-mêmes respectent la République. C’est pourquoi j’intégrais des représentants des différentes communautés au sein de mes listes. Ils participaient donc au projet commun. Ce n’est plus le cas puisqu’une partie de la communauté musulmane ne veut plus seulement des places sur les listes, mais vise désormais la place.
C’est-à-dire ?
Des entrepreneurs communautaires veulent non seulement prendre le pouvoir au sein des musulmans de leur ville, mais aussi prendre le pouvoir politique. Ils disent : « C’est notre tour. » Dans les quartiers où ils sont majoritaires, ils créent des ghettos communautaires. Sur ce plan, ils agissent comme la communauté juive : la Petite Jérusalem compte 80 % de commerces casher ! Chaque communauté vit chez elle, avec ses commerces, ses lieux de culte. En 1999, une liste communautaire juive s’était d’ailleurs présentée contre moi pour faire avancer ses revendications communautaires. Aujourd’hui, une partie de la communauté musulmane a de tout autres ambitions : imposer son identité, ses pratiques et ses valeurs à la France en prenant les rênes du pouvoir.
On se croirait dans Soumission de Houellebecq ! Vous brocardez la « gauche niqab » tentée par l’islamo-gauchisme. Dans votre circonscription, ce danger plane-t-il sur les municipales ?
Oui. D’après les services de renseignement, Garges-lès-Gonesse et Goussainville peuvent basculer dans l’islam radical. Aux législatives de 2017, j’ai affronté Samy Debah, un candidat proche des Frères musulmans soutenu par La France insoumise entre les deux tours. À Garges-lès-Gonesse, il a fait 56 % des voix ! Il s’y présente aujourd’hui aux municipales sur une liste « citoyenne » avec le soutien des insoumis et de nombreux colistiers proches des réseaux islamistes. Que fera le Parti socialiste ? Pour l’instant, il ne répond pas.
Cette complaisance a peut-être des racines anciennes. Dans les années 1980, SOS Racisme nous martelait que toutes les cultures se valaient…
La France, y compris la gauche et SOS Racisme, ont plutôt péché par assimilationnisme. À trop vouloir couper les enfants d’immigrés de leur culture d’origine, à force de nous répéter qu’on allait tous fraterniser dans une société de mixité et de tolérance, on a oublié que les individus ne se construisaient pas ex nihilo. Or, une partie de la population issue de l’immigration n’avait pas envie de s’intégrer. En revanche, j’observe que les Assyro-Chaldéens, les Pakistanais et les Turcs s’intègrent bien par le travail.
Comment l’expliquez-vous ?
Ils n’ont aucun ressentiment postcolonial vis-à-vis de la France. Inversement, les jeunes générations originaires de notre ancien empire estiment que notre pays a exploité leurs parents. Ce sentiment est exploité politiquement, mais correspond à une certaine réalité historique. Cependant, ils devraient arrêter de se victimiser en permanence…
D’autant que vous ne ménagez pas vos efforts pour bâtir des mosquées. Vous voudriez que les mairies louent des bâtiments aux associations religieuses, quitte à enfreindre la loi de 1905 pendant une période transitoire de dix ans. Pourquoi préférez-vous le concordat à la laïcité ?
La semaine dernière, je me trouvais dans une des mosquées de Sarcelles. Pendant un enterrement, des centaines de personnes priaient dans la rue. Il y a un problème. Faut-il construire une mosquée pour ne pas les voir prier dans les rues ou les laisser se débrouiller ? En 1804, la France de Napoléon a fixé des règles à la communauté juive. En 1905, la République l’a fait avec les catholiques. Il faudrait mettre en place des relations normales entre l’État et la communauté musulmane. Construites avant 1905, la plupart des églises et les grandes synagogues parisiennes appartiennent toutes à la Ville de Paris. On ne peut pas dire à une religion qu’elle arrive trop tard pour se dispenser de construire des mosquées.
Malgré votre mansuétude, vous accusez Emmanuel Macron de nouer un dialogue avec les Frères musulmans via Yassine Belattar, auquel vous reprochez d’avoir fait plonger le plan Borloo sur les banlieues. Pourquoi lui accorder une si grande importance ?
J’étais dans la salle lors de la remise du plan Borloo. Emmanuel Macron a déclaré : « Ce ne sont pas deux vieux hommes blancs qui vont s’occuper de ces quartiers-là. » Il a alors repris les mots de Yassine Belattar selon lequel « tout ce qui n’est pas fait avec nous est fait contre nous ». Mais qui est ce « nous » ? Le jour même où Macron a reçu et enterré le plan Borloo, il a nommé Belattar au Conseil présidentiel des villes malgré ses discours limites et sa proximité avec le CCIF. Le président a sans doute été sensible à un certain discours sur la diversité, estimant que les gens issus d’un certain islam pourraient mieux régler le problème. Macron s’est dit que ce plan reproduisait les politiques urbaines qui ont échoué depuis vingt ans.
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Avait-il vraiment tort ?
Ce plan allait dans le bon sens. Il manquait simplement une réelle politique de peuplement pour éviter la ghettoïsation. Car si on continue à mettre les populations dans les mêmes immeubles sans faire de mixité et de diversité, on entretient des ghettos. Mais ne rêvons pas : notre objectif doit être d’attirer des classes moyennes immigrées dans les quartiers-ghettos. On n’y fera jamais revenir les classes moyennes blanches.
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