Sept ans après un premier album passionnant dans lequel Sarah Glidden nous invitait à l’accompagner dans sa découverte d’Israël, la dessinatrice américaine revient avec un long roman graphique didactique et plein de charme, qui est un reportage sur le travail des journalistes dans des lieux chauds du globe tels que la Turquie, la Syrie et l’Irak – confrontés aux guerres et aux flux migratoires que l’on sait. L’option de l’artiste est une retranscription ultra fidèle de ce qu’elle a enregistré sur le terrain, ne modifiant pas la lettre des témoignages recueillis, n’introduisant aucun élément fictionnel ou artifice narratif. C’est donc un matériau brut que nous livre Sarah Glidden, une succession passionnante de choses vues et entendues, dont la puissance d’évocation s’enracine dans une authenticité désarmante.
Sur la route de journalistes indépendants
L’une des belles intuitions de Sarah Glidden est d’avoir suivi une équipe de journalistes indépendants, de ses amis, membres d’un collectif de l’Etat de Washington, le Seattle Globalist. Nous échappons, de ce fait, au récit qui aurait été par avance d’un ennui fatal du travail des médias mainstream sur les zones de conflit, entre reportages « embedded« , cynisme, et directs TV sur des toits d’hôtels à mille lieux de la guerre elle-même, et des populations. Dès le début du voyage, qui mène la petite troupe en train à travers la Turquie, la peinture se fait à hauteur d’homme, et au contact. Glidden accompagne donc des amis journalistes, produisant des reportages vidéo, sonores et écrits, pour différents médias américains ; mais aussi, plus étonnant, Dan, un ancien soldat ayant servi en Irak, qui souhaite exorciser ses peurs en revenant au Moyen-Orient pour tenter enfin d’en comprendre les hommes. Personnage-clé de l’histoire, et fil d’Ariane de ce récit tentaculaire…
Réflexion sur la question kurde
Avant d’atteindre la frontière irakienne, le petit groupe de journalistes s’attarde sur le cas d’Amin, un blogueur iranien réfugié en Turquie avec sa femme. L’occasion de parler de la question kurde. Avec un sens dominé de la digression (les bons sujets sont souvent féconds de plein d’autres histoires sous-jacentes…) Sarah Glidden nous emmène sur diverses pistes, et notamment celle de Sam Malkandi, un kurde irakien ayant fui son pays lors de la guerre Iran-Irak, ayant réussi à obtenir l’asile aux USA dans les années 90, et que l’Oncle-Sam a expulsé brutalement sur un malentendu peu après les attaques du 11 septembre. Sam a dû abandonner sa nouvelle vie américaine, et revenir dans une Irak dévastée. C’est lui qui sert de guide, et aussi de fixeur, au groupe de journalistes pendant une large partie du périple.
Du tourisme en Syrie?
Après l’Irak, la Syrie. Sarah et ses amis arrivent même à travailler sur ce territoire en guerre. Là, dès leur arrivée, un diplomate cherche à savoir quels sont les sujets qu’il souhaitent traiter, et leur «vend» des idées prémâchées et non-polémiques de reportage. L’agriculture. La production de savon. Et pourquoi pas le tourisme ?! C’est dans ce type de passages que le roman graphique de Glidden présente le plus d’intérêt : dans la mise en lumière des coulisses du journalisme… Dans cette perspective la question éthique est centrale, et constitue l’un des principaux questionnements de cet album. L’enquête des limiers du Seattle Globalist se poursuivra sur la question des migrants, jamais traités comme un flux, mais comme une addition tragique de destins individuels…
Un authentique reportage
Beaucoup de personnages très célèbres de BD sont des journalistes, mais travaillaient-ils beaucoup ? Si on s’en tient à ce cher Tintin, sur l’ensemble de la collection de ses aventures, il ne pratique son métier que sur une case, en plein périple soviétique : on le voit en train d’écrire un article. C’est le même tableau pour Fantasio, on le voit plus courir l’aventure avec Spirou, que s’interroger sur l’angle de son prochain papier, ou nourrir une réflexion sur son métier. Dans les pages de Rolling blackouts c’est tout le contraire qui s’opère : on voit le journalisme à l’œuvre, et on le voit en acte, à travers les propres réflexions de l’auteur. Car si, de bout en bout, c’est la grande histoire qui dicte la narration, la guerre, les flux de populations, le désarroi, la mort, le narrateur reste Glidden, et son album est un authentique reportage – avec ce que cela comporte de choix, de prise de position, de mise en scène.
… entre réalisme et poésie
Et tout reste cruellement réel. Rarement le terme de « roman graphique » aura si bien porté son nom que pour Rolling blackouts, tant pour la qualité de l’histoire (un bon reportage, c’est surtout une bonne histoire…) que pour la beauté de l’univers graphique de Glidden, qui traite les 300 pages de son odyssée aventureuse à l’aquarelle, avec une sensibilité oscillant toujours entre réalisme et poésie. Cherchant à trouver la clé du journalisme « de qualité » l’un des personnages dit au détour d’une case qu’il s’agit : « d’agir intelligemment dans la complexité ». Le défi est lancé…
Sarah Glidden, Rolling Blackouts, dépêches de Turquie, de Syrie et d’Irak, Glenat, 2017.
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