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Sarah Bernhardt, quand même !

«Sarah Bernhardt: et la femme créa la star». Au Petit Palais jusqu’au 27 août


Sarah Bernhardt, quand même !
Portrait de Sarah Bernhardt, Georges Clairin, 1876 © Bridgeman Images

Sarah Bernhardt incarne et inspire tous les superlatifs : grande, divine, unique, impératrice… Des planches à la ville, cette comédienne hors du commun est entrée dans l’histoire par son excentricité et sa force de caractère. Une exposition au Petit Palais en témoigne.


« Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée.  Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers… », Phèdre, acte II, scène 5. La somptueuse exposition « Sarah Bernhardt » qui vient d’ouvrir ses portes à Paris pour commémorer le centenaire de sa mort, permet au visiteur d’écouter pendant une minute et 45 secondes, cornet à l’oreille, cette voix unique gravée sur cylindre, cette inimitable emphase chevrotante. C’est la « Divine », c’est toute une époque.

En son temps, Sarah Bernhardt (1844-1923) est une icône aux yeux du monde entier. On l’appelle « l’Enchanteresse », « l’Unique », « la Voix d’or »… Le fils de Réjane, autre comédienne, écrit : « Sarah Bernhardt, vers 1900 : plus qu’une impératrice, une espèce de divinité. » Et de préciser : « Je crois qu’au point de vue de sa situation dans le monde, Victor Hugo est le seul qu’on puisse lui comparer. » À ses funérailles, le 29 mars 1923, une foule gigantesque accompagne le cortège funèbre dont les chars tendus de noir, tirés par des chevaux caparaçonnés, traversent Paris jusqu’au Père-Lachaise. L’événement est filmé : c’est saisissant. La « Grande Sarah » avait 79 ans et la République, qui l’a décorée de la Légion d’honneur, lui refuse cependant le Panthéon. Celle pour qui Jean Cocteau invente l’expression « monstre sacré » y aurait pourtant sa place.

Renvoyée du conservatoire

« Quand même », telle est sa devise. Elle en estampille non seulement ses cartes de visite, mais aussi son linge, son papier à lettre, ses meubles, rideaux, vaisselle, et jusqu’à l’oriflamme qui, des années durant, flotte à la brise de Belle-Île, sur le toit du fortin qu’elle a aménagé pour y passer ses étés. Bien du chemin – quand même – pour en arriver là ! Fruit d’une liaison, la future diva est une enfant illégitime. Officier de marine, son géniteur présumé meurt prématurément. Julie, sa mère, surnommée Youle, aventurière juive native d’Amsterdam, est une lorette qui, montée à Paris, s’est enrichie en forniquant : le fortuné duc de Morny, frère adultérin de Napoléon III, compte parmi ses meilleures prises. Mal-aimée, livrée à elle-même, élevée à Auteuil dans l’école privée d’une dame Fessard, Sarah est une adolescente difficile. Deux demi-sœurs, Jeanne et Régina, complètent ce foyer glacial (Régina meurt à 18 ans de tuberculose ; quant à Jeanne, devenue opiomane, elle disparaît à 25 ans).

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En attendant, Morny finance l’éducation de cette demoiselle auréolée de boucles rousses – cours de peinture, de maintien, d’escrime… Son entregent ouvre à Sarah les portes du Conservatoire. Une gifle donnée à une honorable sociétaire provoque son renvoi. Désormais émancipée, Sarah monnaye ses faveurs à l’exemple de sa mère. Dans son Journal, Goncourt flétrit « la putinerie de cette maquerelle » qui « a prostitué toutes ses filles, aussitôt qu’elles ont eu treize ans ». Sarah attend d’en avoir vingt pour donner naissance à Maurice – d’un « père inconnu », en fait un aristo belge. Fils unique, Maurice meurt en 1928, après avoir vécu avec constance aux crochets de sa mère, en panier percé, dans un rapport fusionnel avec elle.

Le goût pour la chair fraïche

Muse vénale, Sarah Bernhardt n’a jamais chassé que le gros gibier : industriels, fils de famille, plénipotentiaires, patrons de presse… Leur nombre impressionne : des acteurs Mounet-Sully à Jean Angelo, Philippe Garnier, Édouard de Max (relation platonique, celle-là, vu les inclinations du monsieur) ; du jeune diplomate Édouard de Langrenée (gentiment appelé, en ville, « le petit chien de Sarah ») au poète Jean Richepin ; du génial illustrateur Gustave Doré au chirurgien lancé Samuel Pozzi, qu’elle baptise « docteur Dieu » ; du critique et auteur dramatique Jules Lemaître à l’adaptateur de Zola pour les planches, William Bushach. Et puis il y a Edmond Rostand, 28 ans, l’auteur de Cyrano, de L’Aiglon, dédié à « sa Reine de l’Attitude » – pas sûr qu’ils aient couché. Chaste chevalier servant, Reynaldo Hahn (l’amant de Proust, lequel Proust immortalise Sarah dans La Recherche, sous les traits de la Berma) lui compose des musiques de scène. De bonne heure, cette « folle » de Montesquiou (modèle du baron de Charlus – toujours Proust) idolâtre Sarah, éprise quant à elle du dandy Charles Haas (le modèle de Swann – encore Proust), avant de convoler en justes noces, en 1882, à Londres, avec le bellâtre grec Aristides Damalas, son cadet de douze ans, impétrant diplomate reconverti en acteur, et qu’on surnomme « Damalas aux camélias » pour ses performances dans Dumas fils. Mariage désastreux : ruiné, drogué, l’épave Damalas coule à pic en 1889, à 32 ans. À l’approche de son 70e anniversaire, Sarah n’a pas perdu le goût de la chair fraîche : elle s’éprend d’un modèle de Rodin, Lou Tellegen, colosse néerlandais de 27 ans, acteur pitoyable auquel elle confie le premier rôle dans plusieurs films muets, en 1912-1913 (La Dame aux camélias, La Reine Élisabeth, Adrienne Lecouvreur)… Tellegen, Damalas en pire, se tranche les veines à 50 ans.

Sarah Benhardt, 1869 © Bridgeman Images

Engagée au Théâtre du Gymnase en 1863, prise à l’essai trois ans plus tard à l’Odéon, Sarah connaît son premier triomphe en 1869 dans un rôle travesti : Le Passant, de François Coppée. Forte de son succès dans Ruy Blas, elle se fait engager, la tête haute, à la Comédie-Française en 1872 ; maison dont, lassée, elle démissionne au bout de huit ans. En 1877, nouveau triomphe dans Hernani, merci Hugo. Le giletier du « drame bourgeois »,Victorien Sardou, lui taille sept pièces sur-mesure – de Fédora à Cléopâtre en passant par La Tosca. Dans les années 1880 commence l’époque des tournées incessantes, des deux Amériques jusqu’en Australie, au point qu’on surnomme « La Muse ferroviaire » cette élégante qui, lorsqu’elle ne vogue pas en cabine de première blasonnée à son chiffre, itinère en Pullman aménagé pour ses aises. Elle fait ainsi trois fois le tour du monde.

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Le début du succès

Follement dispendieuse, Sarah Bernhardt est toujours à court d’argent. À la tête du Théâtre de la Renaissance jusqu’en 1899 puis du Théâtre des Nations, place du Châtelet (actuel Théâtre de la Ville), qu’elle rebaptise à son nom et repeint en jaune « bouton d’or », cette infatigable femme d’affaires dix fois ruinée cumule les emplois : scénographe, décoratrice, meneuse de troupes, programmatrice, impresario… De sa gestuelle étudiée à la luxuriance de ses atours, de l’ameublement de ses résidences successives à sa façon de dire bonjour, Sarah Bernhardt est tout entière en représentation. Son narcissisme intempérant lui ravit le don du naturel.

La Divine a frayé avec (presque) tout ce qui compte dans la République des lettres et de la politique : George Sand, Dumas, Coppée, Flaubert, Banville, Loti, Hugo, jusqu’à Henri Rochefort et Léon Gambetta… Sans compter les peintres, à commencer par Georges Clairin et Louise Abbema, lesquels, dévots parmi les dévots, la portraiturent inlassablement – en témoigne à foison la présente exposition. Elle lance l’affichiste Mucha, pose pour des artistes de renom : Jules Bastien-Lepage, Alfred Stevens, Antonio de La Gandara, Jean-Léon Gérôme (qui nous a laissé d’elle un incroyable marbre polychrome), mais aussi pour de grands photographes : Nadar, Étienne Carjat, Achille Mélandri (cf. le célèbre cliché où elle dort dans un cercueil)… Le studio londonien W. & D. Downey popularise son image outre-Manche et aux États-Unis car Sarah Bernhardt travaille son image « à l’international » en faisant commerce de ses propres produits dérivés (cosmétique, biscuits, sardines, champagne, absinthe…). Elle gère sa légende, scénarise ses frasques et médiatise ses excentricités.

La fascination qu’exercent ses intérieurs auprès du public prolonge celle de ses parures : acheteuse compulsive, on la voit émerger telle une naïade d’un flot de bibeloteries éclectiques, cernée d’une ménagerie naturalisée mais également vivante : bestiaire où se coudoient chauves-souris, tortues, singes, perroquets, caméléons, et jusqu’à ces lionceaux, guépards et alligators qu’elle aime à lâcher au jardin. Sur le tard, sa folie des bêtes se mue en passion pour les algues marines, dont elle fait des bronzes délicieusement barbares : elle est aussi sculpteur.

Sarah Bernhardt déborde de talents – et de courage : patriote et dreyfusarde, la citoyenne organise un hôpital militaire pendant la guerre de 1870. Et en 1914-1918, quoique amputée d’une jambe, elle se produit devant les « poilus ».

Cette femme inouïe a été notre première star.

A voir :
« Sarah Bernhardt : et la femme créa la star ». Petit Palais, Paris, jusqu’au 27 août.

À lire :
Catalogue de l’exposition : Sarah Bernhardt (dir. Stéphanie Cantarutti et Cécilie Champy-Vinas), Paris Musées, 2023.

À lire également :
Claudette Joannis, Sarah Bernhardt (Payot, 2000, réédition 2023) et surtout la neuve et très riche biographie d’Hélène Tierchant,
Sarah Bernhardt : scandaleuse et indomptable (Tallandier, 2023).

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Mai 2023 – Causeur #112

Article extrait du Magazine Causeur




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