Alors que tous nos journaux se réjouissent de la « fin du silence » dans les nombreuses affaires de violences sexuelles, Elisabeth Lévy s’inquiète des dérives du tribunal médiatique.
Après la République des lettres, c’est au tour des sportifs d’être éclaboussés par un scandale sexuel intervenu il y a plus de trente ans. La parution d’Un si long silence, le livre où Sarah Abitbol accuse son ex-entraineur de viols et d’agressions sexuelles entre 1990 et 1992, a déclenché un vaste examen de conscience dans le milieu du patinage. Des athlètes de haut niveau ont pétitionné pour dire leur révolte et inviter toutes les victimes à sortir du silence. De toutes parts, on appelle à une opération Mains propres dans les fédérations sportives.
On est frappé par les similitudes entre ce scandale et l’affaire Matzneff. Les deux commencent avec un livre relatant des relations coupables ou criminelles entre une adolescente et un homme mûr remontant à plus de trente ans – donc prescrites. Dans les deux cas, le ministre concerné est monté au créneau, Roxana Maracineanu pour réclamer la démission du patron de la Fédération française des sports de glace, Frank Riester pour se demander s’il y avait moyen de jeter Matzneff à la rue en le privant de son logement social, la grande classe. Surtout, dans les deux cas, les médias ont orchestré une vaste séance d’exorcisme collectif. La société se lave de ses péchés en faisant haro sur le baudet du jour, Matzneff ou Gilles Beyer. Et puisque le baudet est indisponible, on débusque ses complices supposés, comme Bernard Pivot ou Didier Gailhaguet, promus en diables de substitution.
Les réseaux sociaux et les médias ne rendent pas la justice
Chacun célèbre avec émotion la libération de la parole et se félicite rituellement de ce que la lumière jetée par la vague #metoo succède aux ténèbres patriarcales. De fait, comment ne serait-on touché par le récit de ces vies dévastées, par ces femmes dont la souffrance est intacte, trente ans après ?
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L’ennui, c’est que cette reconnaissance de la victime ne suffit pas à faire advenir la justice. Au cours des siècles de fondation de la démocratie, nous avons élaboré des règles et des procédures destinées à garantir des procès équitables. Ces règles ne sont pas des fanfreluches optionnelles. Sans présomption d’innocence il n’y a pas de justice. Sans débat contradictoire, il n’y a pas de justice. Sans droits de la défense, il n’y a pas de justice. Dans un tribunal, la parole de l’accusation et des victimes présumées ne peut être considérée a priori comme une vérité.
Les procès menés sur les réseaux sociaux, abondamment relayés par les médias, sont une version contemporaine du pilori. L’émotion fait la loi. L’unanimisme règne et toute défense est inaudible. Nous lisons Sarah Abitbol ou Vanessa Springora, nous souffrons avec elles et nous n’avons aucun doute : Beyer et Matzneff ne sont plus des humains, mais des salauds, des psychopathes, des pervers narcissiques qu’il faudrait retrancher de l’humanité. Et comme les journalistes ne peuvent pas incarcérer ils prononcent des peines de mort sociale. Ce qui revient à privatiser le droit.
Des crimes resteront impunis
Il est vrai que, dans les deux cas, celui de Matzneff et celui de Gilles Beyer, l’ex-entraineur de patin à glace, la justice a ouvert des enquêtes préliminaires. Du reste, un procès serait la meilleure solution pour les présumés coupables, qui pourraient faire entendre leur version. Seulement, sauf innovation juridique ou intervention de nouvelles victimes, plus récentes, la Justice ne pourra pas se prononcer. On a donc le sentiment que, sous la pression de l’opinion, elle se saisit de cas qu’elle ne pourra jamais traiter et qu’elle clôturera les dossiers quand l’opinion regardera ailleurs.
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Dans ces conditions, se récriera-t-on, faudrait-il ne rien faire et se résoudre à ce que nombres de crimes, notamment sexuels, restent impunis ? Aussi insupportable que cela puisse sembler, c’est bien le sens de la prescription : au-delà d’un certain délai, on ne peut plus juger.
Il faut donc tâtonner entre des impératifs contradictoires : écouter et aider les victimes d’une part, et d’autre part respecter notre droit, qui postule qu’on ne peut pas toujours sanctionner les coupables. Autrement dit, nous devons admettre qu’il y a des crimes et des tragédies pour lesquelles il n`y aura jamais réparation. Et rappeler à toutes les victimes d’aujourd’hui que ce ne sont ni les médias, ni les réseaux sociaux qui rendent la justice en France.
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