Accueil Édition Abonné Avril 2019 Sandwich à l’Europe

Sandwich à l’Europe

Le Moi de Basile


Sandwich à l’Europe
SYSPEO/SIPA

Je sais combien mon avis compte pour vous dans le débat des européennes. Mais pour personnaliser un peu ce moi, j’y ai quand même ajouté deux soirées culturelles en famille. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?


 

Rock’N’Roll High School

Lundi 4 mars

Vu avec ma fille à la Cigale, un duo de jeunes pop-rockeurs qui sort du lot : les Lemon Twigs. Sur scène comme en studio, et jusque dans l’écriture de leurs chansons, les frères Brian et Michaël D’Addario font preuve d’une maturité exceptionnelle, et pour cause : à peine quarante ans à eux deux, mais trente-quatre ans dans le métier !

Leur père, qui s’était lui-même essayé à la pop dans sa jeunesse, les a bercés avec les Beatles, les Who et les Beach Boys – avant de les coller, dès l’âge de trois ans, devant un micro ou derrière une batterie… Aujourd’hui, on le mettrait peut-être en taule pour ça, mais en l’occurrence, ça a marché : les fils ont dépassé le père, et il en est fier !

À première vue, les Lemon Twigs ont racheté la garde-robe des Bay City Rollers ; par bonheur, ils n’ont pas fait un lot avec le répertoire… Leur deuxième album, Go to School, est une sorte de mini-opéra rock plutôt réussi qui nous conte les mésaventures d’un singe scolarisé. Pas plus con, après tout, que l’argument de Tommy…

Sur scène, c’est le petit frère qui fait le show, dans un genre glam androgyne à la Jagger 70’s, avec trémoussements du pelvis et coups de cul en arrière, comme les grands. L’aîné est plus dans la retenue, parce qu’il faut bien un auguste et un clown blanc. Mais c’est à lui qu’on doit le meilleur moment de cette soirée à tous égards réjouissante : soudain, il s’interrompt au milieu d’une chanson pour déclarer d’un ton grave : « Je laisse pousser mes cheveux… (il lève le poing) pour la paix ! »

Européennes : votez Godwin

Mercredi 6 mars

Nouveau clip de propagande macroniste pour les européennes. Contrairement au précédent, il n’est pas signé gouv.fr mais « Pour une renaissance européenne » ; ça fait tout de suite plus indépendant. (À propos, j’espère qu’ils n’ont pas eu d’ennuis, parce que tout au long de la vidéo, ils utilisent quand même la voix du président.)

« Vous n’avez pas le choix ! » annonce d’emblée Macron aux futurs électeurs. Et les images dramatiques qui défilent devant nous d’illustrer ad nauseam l’aphorisme présidentiel : d’un côté les méchants, responsables de toutes les catastrophes, même naturelles, et de l’autre les gentils, menacés par cette Vague méchante… Inondations, défilé de fachos à drapeaux, pollution, manif contre l’avortement, bidonvilles, « Brexiters », réfugiés variés et barbelés hongrois… Le choix est simple comme un diaporama.

À mon extrême droite, « ceux qui détestent l’Europe » et qui, si l’on n’y prend garde, « seront là dans cinq ans, dans dix ans » : la brochette Salvini-Bannon-Marine, porteuse de guerre, de haine et de ressentiment. En face, dans le camp de la Bonne Europe, hommage aux « grands ancêtres », Robert Schuman, Vaclav Havel, le couple Mitterrand-Kohl, etc. Mais pour demain, qui ??

À cette angoissante question, la voix off de Jupiter apporte heureusement une réponse. Il y a un bien un moyen, mais un seul, d’éviter le pire : c’est de voter pour sa liste, parce que c’est « son projet » et que donc il est bon pour la France, l’Europe et la galaxie.

Admettons. Mais puisque ce clip n’est qu’un point Godwin géant, on y déplorera quand même l’absence de la moindre référence à Adolf Hitler. N’est-ce pas à lui que l’on doit le concept, si en vogue aujourd’hui, d’« europhobie » ?

Give me Monnet !

Jeudi 7 mars

Europe encore ! Lourd dossier dans Le Point sur « le livre complotiste (et plagiaire) de Philippe de Villiers ». Le vicomte y affirme, pièces à l’appui, que Jean Monnet, « père fondateur » de l’Europe, était accessoirement un agent stipendié par les États-Unis, « en contrepartie d’opérations d’influence au service des intérêts américains ».

– Pas du tout ! rétorque l’hebdo ; en fait, l’argent transitait par la Fondation Ford.

Luchini parle d’or

Lundi 25 mars

Et voilà notre petite famille réunie au théâtre pour entendre Luchini parler « argent ». Comme à son habitude, entre ses lectures variées – Marx et Péguy, La Fontaine et Jean Cau… – notre génial cabot flaire la salle et, selon ses réactions, se lance dans des improvisations mêlant Molière et BFM TV.

Ce soir-là, il nous teste sur Ruy Blas, genre « Je commence le vers, et vous le terminez… » ; sauf qu’on n’est pas très doués… Par bonheur, pour sauver l’honneur, il y a là un élève de Jean-Laurent Cochet – lui-même maître avéré de Luchini. S’ensuit une longue et complice joute oratoire. Pour un peu, on avait Ruy Blas tout entier sans supplément de prix !

Dommage que Fabrice, « pas assez Philinte », comme il dit, ait renoncé à se présenter à l’Académie française. Son érudition enthousiaste et sa subtilité « non conforme » y eussent fait merveille.

Mais bon, pas de regret ! Le bonhomme est incontrôlable, et ce n’est guère le genre de la Maison Conti. Ce soir encore, au détour d’une phrase, qu’est-ce que j’apprends ? Il prépare pour dans deux ans un spectacle entièrement consacré à Jean Cau ! C’est ce qui s’appelle chercher les emmerdes.

En passant dans le camp de la Réaction, l’ex-secrétaire de Sartre était instantanément devenu la bête noire de l’intelligentsia-de-progrès, sans pour autant être soutenu par les autres… Il faut dire qu’il y avait mis du sien : sa plume, il la maniait comme un sabre, au fil de furieux pamphlets, dans un combat perdu de croisé solitaire.

Aussi bien, dès le milieu des années 1960, ses anciens amis et l’ensemble de « gens de qualité » ont commencé de le prendre avec des pincettes pour le déposer directement dans la poubelle de l’Histoire, dont il n’est sorti que pour aller reposer au cimetière de Carcassonne.

Et c’est lui que Luchini, au faîte de sa gloire, veut réhabiliter cinquante ans plus tard ! J’ai hâte de voir ça… Un double doigt d’honneur à l’intelligentsia en plastique d’hier et aujourd’hui, de la part de Fabrice, l’ex-garçon coiffeur autodidacte, et Jean, le prolo khâgneux et teigneux !

Dans le genre, j’ai bien aimé ce soir voir le comédien, entre deux textes, désigner soudain le poulailler d’un geste solennel en clamant : « En tant qu’acteur de gauche, c’est pour VOUS que je joue ! »

Notes de lecture

« Il faut travailler comme si c’était interdit. » (Sacha Guitry)

« Le bovarysme, c’est la capacité à espérer, sous un pommier, que tombent des poires. » (Fabrice Luchini)

« On ne voyage pas pour voyager. On voyage pour avoir voyagé. » (Alphonse Karr)

« Heureusement que Jésus-Christ n’est pas mort dans son sommeil. Sinon, en Bretagne, il y aurait un sommier en granit à chaque carrefour. » (Jean Yanne)

« Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. » (Jules Renard)

« Je ne vois pas pourquoi je travaillerais pour les générations à venir. Elles n’ont jamais rien fait pour moi. » (Groucho Marx)

« Une demi-heure de méditation quotidienne est essentielle, sauf quand on est très occupé. Dans ce cas, une heure est nécessaire. » (Saint François de Sales)

Avril 2019 – Causeur #67

Article extrait du Magazine Causeur




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