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«Le wokisme a profondément appauvri l’univers Disney!»

Entretien avec l’essayiste Samuel Fitoussi, auteur de « Woke fiction - Comment l'idéologie change nos films et nos séries »


«Le wokisme a profondément appauvri l’univers Disney!»
Bob Iger, ici photographié à Los Angeles en 2020, a récemment déclaré « Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages » © RE/Westcom/STAR MAX/IPx/AP/SIPA

Remises au goût du jour, les héroïnes comme Blanche Neige, Mulan ou Wendy ne font plus rêver. Désormais, elles ne font plus que prêcher une morale du ressentiment. Cependant, les récentes déclarations de Bob Iger, patron de Disney, allument une lueur d’espoir.


Causeur. « Les créateurs ont perdu de vue ce que devait être leur objectif n°1. Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages », a déclaré il y a quelques jours Bob Iger, le PDG de Disney. De fait, la valeur boursière de Disney a perdu 50% en quelques années, et sa cote d’amour auprès des Américains s’est effondrée. Au cinéma, le wokisme ne semble pas faire recette. Pourquoi ?

Samuel Fitoussi. Les contraintes qu’impose aujourd’hui le wokisme à la création sont difficilement compatibles avec la production de bons films. Prenons quelques exemples concrets dans le catalogue Disney.

Premièrement, l’amour est désormais relégué au second plan des intrigues, notamment en vertu de l’idée selon laquelle les héroïnes doivent être des femmes « fortes et indépendantes » qui s’accomplissent sans l’aide d’un homme. L’an prochain sortira un remake de Blanche Neige. Cette fois, selon l’actrice principale, « Blanche Neige ne sera pas sauvée par le Prince et elle ne rêvera plus de trouver l’amour, elle rêvera de devenir la leader qu’elle doit devenir ». Pourtant, se priver de l’exploration des dynamiques amoureuses, c’est se priver de la possibilité́ d’installer un dilemme entre la passion et le devoir, de donner vie à des personnages complexes et riches, d’éclairer une dimension fondamentale de la condition humaine. Je démontre dans mon livre que la disparition de l’amour hétérosexuel (surtout lorsqu’il est positif plutôt que toxique) est malheureusement une tendance générale à Hollywood.

Rachel Zegler sera la nouvelle Blanche-Neige © Chris Pizzello/AP/SIPA

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Deuxièmement, les scénaristes veillent désormais à éviter de véhiculer des stéréotypes de genre. Avec l’idée – infantilisante – que si dans le monde réel les femmes ne se comportent pas comme des hommes, c’est qu’elles ont intériorisé les injonctions patriarcales (elles n’auraient donc pas de libre-arbitre). Les scénaristes militants portent donc à l’écran un monde où les personnages féminins deviennent des hommes aux cheveux longs. Dans la dernière adaptation de Cendrillon, une princesse monte à cheval et porte le prince sur ses épaules. Dans le nouveau Peter Pan (intitulé Peter Pan et Wendy, sans doute pour un titre paritaire), les garçons perdus sont devenus des filles et des garçons perdus (alors que dans la version originale, ils ont pour spécificité de n’avoir jamais rencontré́ de filles), tandis que Wendy combat des hommes et triomphe grâce à sa force physique, remportant des combats à l’épée contre des dizaines de pirates à la fois. Si les scénaristes tenaient compte de la différence des sexes pour créer des scènes plus réalistes et divertissantes, Wendy vaincrait ses ennemis en utilisant l’intelligence, l’esquive, la ruse ; elle se faufilerait entre les cordes et les voiles, dissimulerait des pièges. Car si dans le monde réel les femmes sont moins puissantes physiquement que les hommes, elles ne sont pas moins intelligentes.

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Enfin, la rencontre de deux idées (1- la fiction doit proposer aux femmes des « rôles-modèles » inspirantes ; 2- nos sociétés sont profondément misogynes) a complètement modifié, et appauvri, l’arc narratif archétypal des héroïnes Disney. Désormais, il s’agit de raconter l’histoire d’une femme – dotée dès le début du film d’un talent inouï dans un domaine – qui ne doit plus surmonter ses propres insuffisances mais batailler contre « la société́ » qui l’empêche de donner la pleine mesure de son potentiel. Dans ce type de films, la protagoniste n’est souvent pas très attachante parce qu’elle ne connait pas de transformation intérieure. Elle se présente telle qu’elle est (c’est‐à‐dire parfaite) et c’est aux autres de changer pour lui permettre de montrer au monde à quel point elle est exceptionnelle. Dans le Mulan de 1998, le personnage éponyme se déguise en homme et s’engage dans l’armée pour défendre son pays. Plus frêle et plus faible que toutes les autres recrues, elle est d’abord une piètre combattante et peine à gagner l’estime de ses supérieurs. Déterminée, elle progresse, compense ses lacunes physiques par une intelligence tactique supérieure, et finit par gagner le respect de tous. Dans le remake de 2020, Mulan est, dès le début du film, la meilleure guerrière de Chine. Elle ne doit plus gagner le respect des autres, ce respect lui est dû. Elle n’a plus besoin d’évoluer, ce sont tous les autres personnages qui doivent cesser d’être misogynes et de la sous-estimer. Avec cette nouvelle Mulan, les scénaristes pensaient sans doute avoir créé un rôle modèle féminin ; en réalité, la Mulan de 1998 était plus inspirante : elle enseignait le pouvoir du dépassement de soi et de la persévérance. La Mulan de 2020, elle, enseignait aux petites filles que si elles peinent à atteindre leurs objectifs, c’est de la faute de la société. Une morale du ressentiment.

Les films imprégnés des commandements wokes sont moins divertissants, mais sont-ils pour autant moralement critiquables ? Après tout, l’éveil aux discriminations et au respect des sensibilités n’a-t-il pas des conséquences positives ?

Je pense au contraire que les fictions wokes sont parfois dangereuses, notamment pour la jeunesse. Quelques exemples, non exhaustifs:

D’abord, elles dépeignent l’Occident toujours très négativement : il serait fondamentalement raciste, homophobe et patriarcal ; les noirs, les femmes et les homosexuels y rencontreraient sans cesse des obstacles liés à leur identité. Il est possible qu’en entretenant un récit victimaire, on alimente la paranoïa de millions de jeunes, on les pousse à filtrer la réalité pour ne garder que le négatif, à remplacer la complexité des interactions humaines par des rapports oppresseurs-opprimés, et à déceler dans chacune de leurs déconvenues individuelles la confirmation d’une injustice liée à une identité communautaire. Un des résultats les plus robustes en sciences cognitives, c’est que le cerveau humain est une machine à trouver les confirmations des récits auxquels il a adhéré, même s’il doit pour cela mésinterpréter la réalité. Bref, il est possible que les scénaristes wokes rendent frustrés, malheureux et pleins de ressentiment les gens qu’ils croient défendre.

Deuxièmement, le nouveau paradigme racial (par exemple : l’idée que chaque spectateur ne pourrait s’identifier qu’à des personnages qui lui ressemblent ethniquement, ou qu’un acteur noir ne pourrait doubler la voix d’un personnage blanc et vice versa) crée des barrières entre les gens qui ne se ressemblent pas, congédie l’idée d’une universalité des émotions et de la nature humaine. Pourtant, une étude Ifop a récemment révélé que les films Disney que préfèrent les Français sont Le Roi Lion et Bambi : si l’on peut s’identifier aux tourments d’animaux, alors on peut très bien se reconnaitre dans des personnages qui ne partagent pas notre couleur de peau…. Le risque, c’est que le wokisme transforme des caractéristiques biologiques en différences indépassables, cultive et nourrisse les identités particulières plutôt que le sentiment d’appartenance à une humanité́ commune.

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Enfin, l’augmentation considérable des personnages transgenres dans les fictions pour enfants – y compris régulièrement sur le service public – pose question. La transition de genre – accompagnée de prises d’hormones et d’opérations chirurgicales – est toujours présentée comme une transformation dont les personnages sortent pleinement satisfaits. Inciter des milliers d’enfants à traduire leur mal-être en dysphorie de genre et à prendre des décisions irréversibles, à un âge où on ne peut se tatouer et encore moins voter, n’est pas forcément une bonne chose.

L’acteur transgenre Miles McKenna, « Chair de Poule », Disney +, 2023

La déclaration du PDG de Disney annonce-t-elle la fin du wokisme dans le monde du cinéma ?

Je resterai prudent. D’abord, je démontre dans mon livre que l’idéologie woke est, pour des raisons sociologiques, largement dominante dans le monde de la culture, et que ce ne sont pas les intérêts économiques qui motivent les sociétés de production à « wokiser » leurs œuvres, mais avant tout l’adhésion à l’idéologie. En 2021, Dana Walden, une des dirigeantes de Disney Studios, avait reconnu « refuser de produire certains scénarios, même magnifiquement écrits, lorsque ces scénarios ne remplissent pas les conditions d’inclusivité de l’entreprise ». Aujourd’hui, les actionnaires et les dirigeants de Disney semblent vouloir tourner la page du wokisme, mais si la plupart des cadres de l’entreprise, de ses scénaristes, de ses chargés de production, de ses chargés de développement (etc.) sont des idéologues, ce sera difficile.

Ensuite, l’institutionnalisation du wokisme ajoute une difficulté qui complique le retour en arrière. Par exemple Disney, comme tous les autres grands studios américains, a désormais systématiquement recours à des consultants en « diversité et inclusion » qui relisent les scénarios avant le tournage, modifient les scènes qui pourraient indirectement inciter aux mauvais comportements, les dialogues susceptibles d’alimenter des stéréotypes….  De nombreuses grandes sociétés de production ont mis en place des quotas ethniques stricts (à l’écran, derrière la caméra, et au sein de leurs équipes d’écriture). À partir de 2024, seuls les films respectant certains quotas ethniques seront éligibles à l’Oscar du meilleur film. Certains logiciels d’écriture, comme Final Draft, sont dotés « d’outils d’inclusivité », sortes d’intelligences artificielles qui aident les scénaristes à éviter les faux-pas idéologiques.

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Enfin, les contenus wokes ont la faveur des nouvelles générations, qui de plus en plus, n’auront pas connu l’époque où la fiction n’était pas asservie à l’idéologie.

Et en France ?

En France c’est encore pire. Contrairement aux États-Unis, le cinéma est extrêmement subventionné : un producteur peut multiplier les échecs, et tout de même trouver du financement pour ses films suivants. Le marché y fonctionne moins comme un garde-fou, la déconnexion idéologique entre l’industrie culturelle et le grand public peut potentiellement croitre sans limites. À cela s’ajoute le fait que le CNC porte un regard très idéologique sur les projets qu’il choisit de financer (il possède même un fonds qui finance spécifiquement les projets dont la couleur de peau des acteurs lui convient), le fait que le directeur des programmes et des contenus de France Télévision soit un ancien militant d’extrême-gauche, le fait que les producteurs soient tous obligés d’assister annuellement à une formation de rééducation woke sur « les violences sexistes et sexuelles », le fait qu’une pression sociale toujours plus étouffante limite la liberté d’expression des potentiels dissidents, qui souhaitent conserver leurs amis, leurs postes, leurs sources de financements, leur éligibilité aux prix…

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